Claudel le barbare Tête d’Or Mise en scène de Jean Claude Fall

Dans ce drame foisonnant et ambigu se croisent l’enjeu biographique de la conversion du jeune Claudel et ce qu’il faut bien appeler  les motifs de l’énergie virile et de la force brute où pointent  les germes de la mentalité fasciste.

Le garçon de vingt ans qui, en 1889, écrit Tête d’Or a la tête pleine de références littéraires et dramaturgiques. La rage du révolté Simon Agnel et l’inquiétude tourmentée de Cébès font écho au poète des Illuminations et d’Une Saison en Enfer. Il emprunte pour l’essentiel à Eschyle la dimension  épique que renforce le chœur de femmes  dont les chants scandent l’action entre chaque partie. Enfin,  l’ascension et la chute du « sauveur » proclamé « Roi des hommes » semble répéter le destin des usurpateurs et despotes shakespeariens. C’est ainsi que,  sous un ciel silencieux, sur le sol aux couleurs ocre d’une Afrique en proie aux complots et aux guerres, Jean Claude Fall transpose l’équipée sauvage de Simon Agnel dit Tète d’Or.

Très tôt, Claudel s’est intéressé aux enjeux scénographiques du traitement de ses œuvres. Avec les grands metteurs en scène de son temps, il a souligné qu’il importait de soustraire l’économie du drame  à l’uniformité du cube scénique ; de revendiquer, contre le trompe l’œil et la toile peinte,  le « droit à la troisième dimension ». Cela peut se vérifier déjà pour Tête d’Or : il y a comme une respiration propre de chaque partie du drame qui réclame son lieu spécifique et concret. C’est ce qui a commandé le choix opéré par Jean-Claude Fall et Gérard Didier d’un espace pluriel.

L’aire de jeu est ainsi partagée par des rideaux qui coulissent pour permettre le passage d’un lieu à l’autre. Sur un sol unifié par  une fine pellicule de sable ocre, chaque accessoire ou élément de décor constitue un élément de sens concret. Ainsi, le puissant arbre tutélaire dépouillé au pied duquel se retrouvent sur ces terres désolées Simon Agnel et Cébès est traité jusque dans la matérialité même de ses écorces, les nœuds de ses branches et de ses racines. Il constitue aussi symboliquement  comme un trait d’union entre terre et ciel face à  Simon Agnel, homme privé de transcendance voué aux forces matérielles du sous-sol.  Ainsi, après avoir  intimé à Cébès d’enterrer face contre terre la femme qu’ils ont tous deux aimée, enfonce-t-il  son propre visage entre les racines de l’arbre comme pour sceller dans une sorte de transe rageuse un pacte avec les forces souterraines.

D’abord disposés tout autour de la salle, les spectateurs quittent le bel arbre autour duquel ils faisaient cercle lors des retrouvailles de Simon Agnel et de Cébès, pour faire de nouveau cercle autour de trois petits bancs de palabres désignant le centre d’une sorte d’agora où se discute le sort de la Cité menacée. C’est là que se joue d’abord la très belle scène de l’ultime étreinte agonistique entre Cébès et Tête d’Or. Cébès meurt désespéré,  sans que celui qui, par sa victoire sur l’ennemi,  fait figure de Sauveur ne l’ait pour autant sauvé.  C’est alors que, comme brutalement découplé d’une part de lui-même, Tête d’Or s’abandonne aux pires violences, proclame son mépris des faibles des lâches et des femmes. Ainsi, par le meurtre du roi David et l’exil de sa fille la Princesse, met-il fin à la pantomime grotesque des bureaucrates, préfets et hommes de cour, pour se lancer à la conquête du monde.

Dès lors, Tête d’Or alias Simon Agnel n’est plus qu’un homme seul. Héros inapaisé il  incarne dans la violence le destin du nihilisme moderne.  Être séparé, même secondé d’une immense armée, il prétend ne tenir ses victoires et sa puissance souveraine que de lui seul. C’est seul qu’il entend agir et régner dans un monde sans Dieu. Invincible et cependant mortel, c’est encore seul que, tel un autre Prométhée couvert de blessures, il agonise et renaît longuement.

Alors, comme pour faire écho au mot de Nietzsche : « Le désert grandit », l’espace de jeu rendu à la frontalité semble s’illimiter ou se déplier entièrement sur toute la profondeur du plateau. Espace synthétique si l’on peut dire,  il réunit les symboles du monde chrétien et du monde païen : le mont Caucase où le mythe veut que Prométhée ait été enchaîné et la croix du calvaire.

Cependant, Jean-Claude Fall ne s’appesantit pas sur ce symbolisme. Il en réalise en quelque sorte  les enjeux. Tandis qu’en fond de scène, c’est sur le bois noueux de  l’arbre du début que deux déserteurs crucifient la Princesse, au premier plan, le mont Caucase réduit à l’empilement de caisses d’armes et de  munitions forme comme le bûcher funèbre de Tête d’Or.

Ce qui frappe avant tout dans cette mise en scène, c’est la force avec laquelle s’effectue la rencontre entre le poème dramatique  de Claudel et  le dynamisme des membres de la compagnie Blon Ba de Bamako.

Nul souci à cet égard de procéder à une « actualisation »  plus ou moins forcée du texte, ou de le « distancier » à grand renfort de couleurs et de sonorités exotiques.  L’épée de Tête d’Or peut faire place à la machette, la lance à la kalachnikov et la cuirasse au treillis, sans que ces quelques glissements de signes altèrent la force d’ébranlement de ce texte. Si Claudel évoque lui-même le tam-tam, le recours à un joueur de flûte peule et à un chœur de femmes ne vient pas renforcer un parti-pris de couleur locale. Comme en marge des appels à la guerre et aux manifestations de la pire barbarie, chants et mélopées renouent le lien jamais rompu d’une plainte immémoriale : celle  qui réunit les violences de l’Antiquité tragique et les crimes qui ensanglantent aujourd’hui le continent africain. Ainsi, dans le cours même des représentations  données au Théâtre de la Tempête, a-t-on pu entendre dans ce Tête d’Or comme un écho indirect du récent massacre de Garissa.

 

Christian DRAPRON

Théâtre de la Tempête

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