LA BÊTE DANS LA JUNGLE d’après Henry James Adaptation Marguerite Duras d’après James Lord, suivi de LA MALADIE DE LA MORT Mise en scène Célie Pauthe

(Théâtre de la Colline)

Dans une enfilade d’immenses pièces débouchant sur  un haut miroir en fond de scène, un homme et une femme se livrent à un étrange chassé-croisé. Espace  mental  plus que décor naturaliste, ce lieu sans portes ni fenêtres où se perdent et se retrouvent  Catherine Bartram et John Marcher, semble déborder le cube scénique de tous côtés.

Imaginairement, cet espace cadré multiplie ses perspectives  vers des angles morts,  replis, arrière-plans et points de fuite, dont  le dialogue et la bande-son ne nous livrent que des indices. Ainsi ne verrons-nous pas le portrait, supposé peint par Van Dyck, du quatrième marquis de Weatherland sur lequel s’attardent les deux protagonistes. De même n’assisterons-nous pas au dénouement qui ne nous sera donné que sur le mode du récit en forme d’épilogue. Plus tard, le vent et la mer viendront battre murs et cloisons sans qu’on puisse trancher sur le caractère objectif ou subjectif de cette arrivée du monde extérieur.

Tout converge d’abord vers le miroir, sorte de troisième œil  qui réfléchit tantôt le Chœur des spectateurs, tantôt l’un ou l’autre des deux protagonistes. Accessoire aux bords rongés de piquetages, il creuse l’écart d’une irrémédiable séparation qui semble désigner le point aveugle d’une énigme. C’est tout un hors champ qui nous échappe à l’image d’un récit dont le sens se dérobe.  Ainsi en va-t-il de la confidence que, jadis à Naples, John fit à Catherine: l’étrange sentiment d’être promis à un évènement susceptible de le foudroyer. Car c’est bien ce qui est en jeu: la délivrance d’un oracle dont il semble attendre, de la bouche même de sa partenaire, ni  plus ni moins que le chiffre de son destin.

Il faut les comédiens d’exception que sont Valérie Dréville et John Arnold pour maintenir le fil d’un dialogue sous tendu d’un bout à l’autre par une double impossibilité : l’incapacité d’aimer pour John et l’impossible aveu de l’amour que lui porte Catherine. Le sens de l’oracle n’apparaîtra paradoxalement qu’après la mort de Catherine.  Alors seulement, sur le mode du récit, l’épilogue nous restituera l’épreuve finale de la prise de conscience : le surgissement de la « bête » qui terrassera t John sur la pierre tombale de son amie.

Cette mise en scène n’obéit pas cependant au déroulement linéaire de la nouvelle de James. En effet, la mort de Catherine est,  pour ainsi dire, déjà accomplie depuis le début. Ces retrouvailles s’effectuent sous  le signe d’une mort annoncée. Car où sommes-nous  dans ce dispositif scénique conçu par Marie la Rocca? Sans doute dans les méandres de l’inconscient que métaphorisent les couloirs du manoir de Weatherend. Ou dans les limbes à l’intérieur de quelque mastaba. Finalement, plutôt que dans l’espace muséal rempli de tableaux indiqué par James, c’est entre les murs nus d’une nécropole que se renoue l’entretien amorcé jadis entre cet homme et cette femme dans le site mélancolique des ruines de Pompéi. Tout un cérémonial funèbre semble ainsi doubler le dialogue comme une sorte de basse continue. Cette impression est renforcée par le ballet silencieux et parfaitement réglé d’une domesticité vêtue de noir qui opère à vue les changements, fait coulisser un piano où John vient plaquer quelques accords, change les fleurs dans les vases, prépare le thé ou dresse la table d’un souper auquel May, en longue robe noire, ne touche pas.

Célie Pauthe a tenu à enchaîner directement l’adaptation de la nouvelle de James et « la Maladie de la Mort ». Ce second texte plus tardif de Duras renouvelle les enjeux de « la Bête » en les radicalisant : la « maladie de la mort » est comme l’ombre portée du mal  qui emporte Catherine. Elle dit la façon dont l’homme, au cœur même de sa vie,   peut mourir à son propre désir. Ainsi, l’accord scellé dans le demi-jour d’une retenue toute victorienne dans la nouvelle de James fait place au pacte prostitutionnel qui réunit deux anonymes dans une chambre d’hôtel.

Le coup de force de la relation tarifée par lequel  l’homme  affronte directement l’énigme de son incapacité d’aimer ne prête cependant chez Duras qu’à une dramatisation minimale. Nul contact, nulle tentative d’étreinte, nul cri, nuls pleurs autres que relevant de  la scène de l’écriture ne  viennent troubler le sommeil intermittent de la femme incarnée par la belle Mélodie Richard. Dans « la Bête », le rituel funèbre anticipait l’épilogue purement narratif où John surprend dans le regard d’un autre homme l’infinie douleur d’un amour dont il se croyait exempt. Dans la « Maladie de la mort », la parole adressée par la narratrice à un « vous » qui est comme absent, se double de la dimension du mythe : Valérie Dréville devient le Virgile d’un autre Dante en quête de sa Béatrice ; le client interroge la prostituée comme Œdipe l’oracle ; enfin, les mouvements d’un corps nu entre des draps blancs et les déplacements insensibles du lit et des murs de la chambre renouent avec le climat onirique de la première partie.

Au terme de ce récit en huis clos qu’est la « Maladie de la mort », Célie Pauthe  a opté pour ce qui semble une façon de renouer avec le dehors et le plein jour. L’étroite chambre s’estompe finalement derrière la projection cinématographique d’une entrée portuaire où circulent des navires. Là où Marguerite Duras avait imaginé un rectangle d’obscurité ne laissant pénétrer que le bruit de la mer,  la ligne de fuite par où disparait la jeune prostituée se confond avec le monde réel.

Mais peut-être touche-t-on alors ce qui fait la limite de cette mise en scène de Célie Pauthe : tout est dit, si bien qu’il ne nous reste plus guère à imaginer. Choix formels et  dramaturgiques explicites se négocient en connotations mythologiques et en métaphores parfois très belles. Mais, du même coup, cette surabondance de signes tend  à refermer le spectacle sur lui-même et nous laisse en dehors. Autrement dit, loin d’en être vraiment transpercés, nous risquons de n’être plus à terme, que les auditeurs d’un texte sans reste et les spectateurs d’un théâtre  sans mystère.

 

Christian DRAPRON (Théâtre Contemporain.com mars 2015)

 

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