Le ravissement d’Angelica Liddell (You are my destiny ou le Viol de Lucrèce)

« On n’atteint des états d’extase qu’en dramatisant l’existence en général. »  -Georges Bataille-

On sait la force déstabilisatrice de la présence d’Angélica Liddell sur un plateau de théâtre. Assister à un de ses spectacles, c’est consentir à perdre d’abord toute amarre et tout rivage, sans que nul pacte conclu d’avance entre scène et salle ne semble en esquisser l’horizon  cathartique. Il semble se décliner d’abord en  cris de souffrance et de haine, de révolte et de jouissance pour se résoudre  en figures et retourner finalement au chaos.

Cette  présence  singulière d’Angélica Liddell  n’est  pas la manifestation d’une pure présence indivise excluant tout artifice, toute mise en scène ; ni celle d’un corps exhibant une souffrance et une jouissance nues, sans médiation. Entre la tendresse  et  la violence des ébauches d’étreinte des dix hommes auxquels elle livre sa Lucrèce, entre le tremblement du désir et les contractures de souffrance de ces corps  longuement maintenus en équilibre instable, entre la semence  blanche de la mousse de bière dont s’asperge Angélica Liddell et les spasmes et vomissements de l’ivresse qui la soulèvent, la performance semble obéir à un principe d’incertitude, à une tension indécidable savamment maintenue entre réalité et simulacre, entre présence et représentation. Ainsi, cris de haine, plaintes et vociférations semblent jaillir « en direct » de quelque fond inapaisé, tout en restant néanmoins répétables chaque soir, à l’identique.

La force de ce dernier spectacle ne tient donc pas à ce qu’il régresserait vers quelque sauvagerie première, symptôme névrotique ou bacchanale effrénée. L’espagnole Angélica Liddell ne conçoit pas d’art qui ne  s’approche au plus près du danger. Elle sait qu’il n’est  pas d’art qui ne  se nie lui-même en se confondant avec  le réel ; pas d’art non plus qui ne se réduise, comme disait Michel Leiris, aux « grâces vaines de ballerine », à moins que n’y pointe: « la corne acérée du taureau. »[1]

Certes, l’histoire du viol de Lucrèce n’a rien au départ d’une histoire d’amour.  Mais si elle se livre à une déclaration de haine envers l’humanité en général, Angélica Liddell l’emprunte moins à une révolte féministe qu’elle n’en tire un motif poétique bouleversant.  C’est que, selon elle, la plus déchirante beauté ne peut naître que de la rencontre de l’autre à la limite de la violence et du meurtre. Anecdote réelle ou fantasme, You are my destiny s’ouvre sur le récit de cette déambulation nocturne dans Venise, sous la menace d’un homme dont elle dit avoir eu la certitude qu’il la tuerait après l’avoir violée.

Dans un de ses précédents spectacles, Ping Pang Qiu, elle évoquait la valse-hésitation du tankiste chinois seul à bord de son char face à l’anonyme danseur de la Place Tiananmen. Elle souligne aujourd’hui  que seule l’absolue  résolution d’Abraham d’accomplir le meurtre d’Isaac peut déterminer Dieu à retenir son bras. Le viol de Lucrèce par Tarquin emprunte au même fond sacrificiel : l’humanité et l’amour ne naissent que dans le geste suspendu du meurtre. Angélica Liddell pourrait reprendre à son compte le dessein que s’assignait Kafka: «bondir hors du rang des assassins. » [2]

C’est donc seulement de la rencontre de deux solitudes que peut naître la grâce. Dans le cas de Lucrèce, il ne s’agit pas de communier dans la condamnation du violeur et d’éprouver la même compassion avec la victime, mais de sceller paradoxalement leur entente. Suspendre la double menace du viol et du meurtre ce n’est pas les refouler, ni restaurer le bien en recourant à l’exorcisme moral ou à la purification mimétique. Il s’agit au contraire de l’affronter, d’en déchaîner les puissances noires, d’en inventer les  rituels et les intercesseurs. Ainsi, le battement de tambours qui se poursuit obsessionnellement suscite la transe  comme dans une cérémonie vaudou qui appelle les dieux par-delà les océans.

Immoral et contre-nature, excessif autant qu’improbable, le coup de force qui lie les deux protagonistes du Viol de Lucrèce n’a rien de psychologique, mais appartient au registre de ce que le politique Edouard Bond  nomme « l’innocence radicale»  et la mystique Angélica Liddell la « pornographie de l’âme ». C’est pourquoi le suicide de Lucrèce dit autre chose que la honte et la protestation vertueuse de l’épouse déshonorée. Il rejoint, en amont du crime de Tarquin, un mal plus originel ;  le pari publiquement lancé par les chefs romains sur la beauté respective de leurs femmes. Il y a là, selon Angélica Liddell,  un fond politique qui dramatise autrement l’histoire édifiante contée par Tite Live et Shakespeare. C’est ce qui fait de Lucrèce une « suicidée de la société » au sens d’Artaud.  Son geste obéit à la même logique vengeresse que celui de Médée trahie par Jason. Comme l’infanticide, il procède moins du désespoir que d’une révolte souveraine contre le monde.

Spectacle en première personne You are my destiny est comme l’épiphanie du prénom même  d’Angélica, sa dissémination en une multiplicité de figures équivoques.  Sainte et putain, reine et ivrognesse, infante et furie, victime et bourreau, elle appelle sur elle les stigmates de la déchéance et l’aura de la grâce. C’est pourquoi, elle ne cesse d’invoquer et de convoquer sur scène ses intercesseurs de rencontre, tous ceux qu’elle appelle  ses « anges »  croisés au hasard de ses pérégrinations : hier, ce couple de vieux valseurs découvert à  Shanghai pour Todo el cielo sobre la tierra ; aujourd’hui, ce groupe de merveilleux chanteurs ukrainiens rencontré à Venise… Le violeur-assassin de Venise et Tarquin se révèlent eux-mêmes comme les premières de ces figures  rédemptrices. La dernière sera celle du onzième homme en la personne du fossoyeur qui scelle l’amour « impossible » de Lucrèce et de Tarquin.

Tout semble alors se figer en forme de « tableau vivant ». La torsion des corps dans la souffrance et l’extase  reproduit les postures baroques, tandis que, dans un motif de feuillages les corps nus de l’Adam et Eve de Cranach se conjoignent. « Visitation » plus que « possession », à l’instar de l’extase de la Ste Thérèse du Bernin, le viol de Lucrèce se retourne en  ravissement. Puis, tandis que les baffles vomissent l’air de Paul Anka qui donne son titre au spectacle, le « tableau » laisse bientôt place au triomphe déchaîné d’Angélica dansant, corps et sexe offerts, sur la carrosserie de la voiture funèbre où git la dépouille du lion ailé de  Venise,

Christian Drapron.(Théâtre contemporain.com)

[1] Michel Leiris : L’Âge d’homme

[2] Franz Kafka : Journal.

[iii] Ce rapprochement est suggéré par Anne Dufourmantelle : Faire chuchoter les morts dans la voix des vivants. Entretien avec Daniel Loayza, in  Journal de l’Odéon déc.2014

Théâtrecontemporain.net 8 déc. 2014

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