Le Silence de Molière de Giovanni Macchia Mise en scène Marc Paquien

(crédit photo Pascal Victor) « Les enfants n’oublient rien » (G. Macchia. Le silence de Molière) D’Esprit-Madeleine Poquelin Béjart (1665 – 1723), nous ne savons rien, du moins rien de notable sinon que, fille de Molière et de Madeleine  Béjart,  elle a huit ans à peine à … Continuer la lecture de Le Silence de Molière de Giovanni Macchia Mise en scène Marc Paquien

Duc de Gothland de Christian Dietrich Grabbe, mise en scène Bernard Sobel

Dans la traduction de Bernard Pautrat, le titre est « Duc de Gothland », et non comme indiqué à l’origine : « Théodore Duc de Gothland ». Cette ellipse du prénom semble pointer un vide, une place vacante, l’abîme dans lequel sombre toute une famille, une dynastie ; comme le récif où  se brise un ordre social et où se disloquent les certitudes identitaires les  mieux établies en apparence.

Bourrasque et neige balaient les rives de la Baltique où  les finnois, longtemps colonisés et bien décidés à bouffer « du cureton suédois » plantent leur drapeau en terre ennemie Mais cet autre Caliban,  le « nègre » Berdoa ancien esclave qui a pris la tête du soulèvement au cri de « mort à la chrétienté !» ,  sait qu’il doit affronter un adversaire nettement supérieur en nombre et qu’il lui faut user d’autres armes pour le détruire. Meurtre, pillage et incendie ne suffisent pas à  assurer la victoire si on  ne s’en prend aux valeurs mêmes qui fondent la civilisation de l’ennemi. Le seul recours s’appelle ruse et trahison. Tirant profit de la mort fortuite d’un des trois héritiers du duché de Gothland, sûr pilier du royaume de Suède, Berdoa s’emploie à faire tomber Friedrich,  autre fils du vieux duc, sous l’accusation de fratricide. Devenu, au miroir déformant de Berdoa et de ses stratagèmes, le bras armé de la vengeance,  l’aîné, Théodore, va bientôt trahir l’un après l’autre tous les nobles idéaux dont il semblait porteur : piété filiale, lien fraternel,  amour conjugal, sentiment paternel, foi patriotique…  rien ne résistera. C’est ici que « Duc de Gothland » croise notre présent.  Nous-mêmes aujourd’hui quelle part de notre humanité sommes-nous prêts sacrifier ou à trahir à l’épreuve d’une violence exacerbée qui commande terreur de masse,  incendie, pillage et  massacre des prisonniers ? Car c’est bien de trahison qu’il s’agit.

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(Photo Bellamy)

« Le théâtre élisabéthain, écrit Gilles Deleuze dans « Mille Plateaux » , est traversé par ces personnages qui se veulent absolus, qui s’opposent aux tricheries de l’homme de cour ou même d’état… C’est moi le seul traître ici, fini de tricher, commence le moment de trahir. »

Cette figure archétypale et dissolvante du traître, Bernard Sobel l’avait déjà repérée et explorée. Ainsi avec  la « Tragique Histoire du Juif de Malte » de Marlowe qu’il avait remis par trois fois en chantier. C’est avec un bel esprit de conséquence qu’il y revient en renouant cette fois avec Christian Friedrich Grabbe (1801 – 1836), dont il a déjà mis en scène deux œuvres majeures (« Napoléon ou les Cent Jours » en 1996 et « Hannibal »en 2013).

Avec  « Duc de Gothland », Grabbe réédite en quelque sorte cette figure  de la  trahison, mais en la redoublant, comme pour l’élever à la puissance. Ainsi dans le conflit meurtrier qui oppose finnois et suédois, le « nègre » Berdoa et Théodore duc de Gothland sont plus que les protagonistes d’une lutte sans merci entre barbarie et civilisation. Comme les deux faces, noire et blanche, d’une même sauvagerie aveugle, ce sont  les deux versants de la contagion mimétique qui lève tous les interdits. « Nègre » et « civilisé » ne désignent pas ici des traits raciaux, des donnés naturels ou des valeurs culturelles déterminées mais les deux faces, négative et positive,  les apparences d’une même réalité. « Nègre » n’est que l’éponyme d’une rage inassouvie, et « occidental » celui d’un vernis ou d’un faux semblant d’humanité. Comme le poète des « Illuminations »  se fait  « nègre », le « civilisé » se fait blanc. Ne les distinguent plus que les artifices du  stigmate de peinture bleue qui barre le visage du premier et la blancheur qui enfarine finalement visage et barbe du second. Part obscène du corps humain, c’est la figure qui devrait porter braguette déclare Grabbe par la bouche de Berdoa. Ainsi, la tragédie est d’emblée marquée au coin du grotesque.

Du même coup, tous les protagonistes semblent peu à peu gagnés par la pantomime grotesque et dévastatrice à laquelle se livre le « nègre » Berdoa. L’effondrement est total : pères trahis (Jean Claude Jay, Eric Castex) ; épouse bafouée muée en âme errante (Valentine Catzéflis), descendance gangrenée. A leur côtés, Arthur Daniel, Maël Peano, Valérian Guillaume, Claude Guyonnet, Antoine Joly, Daniel Leocadie, Frédéric Lossery, Maxime Lambert, Xavier Tchili). L’excellente troupe réunie par Bernard Sobel mène les choses tambour battant.

Grabbe renoue avec Shakespeare et l’errance hagarde de ses héros. Berdoa (éblouissant Denis Lavant) semble emprunter des traits à Richard III. Bien que blessé à mort, d’entrée de jeu, irréductible forcené crachant le sang, il ne cesse de virevolter, gesticulant et éructant spasmodiquement tel un damné dans les flammes. Jeune héritier prématurément vieilli, Théodore (excellent Matthieu Marie) abjure toute noblesse, tout repère moral. Jadis noble guerrier, il déserte son armure comme une carapace vide pour errer en chemise, quasi nu sous la neige tel un autre Lear.

Reste qu’ici, la scène de l’errance et de l’aveuglement n’est plus celle de la lande ou du champ de bataille dévasté où échouent les héros sans troupes ni royaume de Shakespeare.  Elle  se réduit au cosmos ironique conçu par Lucio Fanti : nul changement de décor, mais de simples jeux de lumière fouillant  les profondeurs d’une forêt  de sapins plantés tête en bas.  Ici, la neige ascensionne plutôt qu’elle ne tombe et le ciel constellé mais vide n’est porteur d’aucun signe du destin. Les éléments ne retentissent  plus de présages ou des avertissements d’une quelconque divinité.  Le motif répétitif des arbres de l’obscure  forêt  est à l’image du vertige nihiliste qui saisit les protagonistes : celle d’un monde essentiellement parcouru d’actions et d’évènements exempts de sens  que ne doublent  ni ressort psychologique, ni  arrière-plan métaphysique, ni  finalité historique.

Tout le mérite de Sobel et de sa troupe est de nous faire entendre sur le mode grinçant et jubilatoire le singulier poème dramatique que constitue ce théâtre enfoui que Heine et Jarry ont salué en leur temps.

Un art léger : le théâtre pacifié selon Klaus Michael Grüber

 

Créateur secret au verbe rare, on n’aura souvent retenu de Klaus Michael Grüber (1941 – 2008) que quelques aphorismes lapidaires, des indications  paradoxales ou des fulgurances poétiques plutôt qu’un corpus théorique constitué. Rien ne lui fut plus étranger que l’esprit de système. Ainsi n’a-t-il pas laissé de conception d’ensemble de son art du théâtre. On sait qu’avec lui, le « travail à la table » se réduisait le plus souvent à une lecture où l’écoute ne s’accompagnait d’aucun commentaire explicatif et que le passage à la scène ne s’effectuait jamais depuis le surplomb d’une  approche dramaturgique achevée.

De fait, un spectacle de Grüber ne se construisait apparemment que dans le déséquilibre et l’incertitude. Nombre de ceux qui ont approché son  travail ont témoigné de l’inquiétude provoquée par le retrait souvent silencieux, la réserve inquiète d’un metteur en scène qui se refusait à réunir acteurs, peintres et dramaturges dans une communauté rassemblée au titre de la création collective, ou à en opérer la fusion organique sous l’autorité d’un maître d’œuvre souverain.

Disons plutôt que la communauté réunie par Grüber semblait ne s’organiser qu’autour d’un principe d’insuffisance, au sens du terme que Maurice Blanchot a repris de Georges Bataille : « L’être, insuffisant, ne cherche pas à s’associer à un autre pour former une substance d’intégrité. La conscience de l’insuffisance vient de sa propre mise en question, laquelle a besoin de l’autre ou d’un autre pour être effectuée (…) L’insuffisance ne se conclut pas à partir d’un modèle de suffisance. Elle ne cherche pas ce qui y mettrait fin, mais plutôt l’excès d’un manque qui s’approfondit à mesure qu’il se comblerait »[1]. Parce que l’expérience de l’altérité était  celle d’un manque à creuser plutôt que d’une distance à combler, avec Grüber, la mise en scène ne précédait pas l’expérience du plateau. Elle ne pouvait s’élaborer qu’à partir d’un vide, d’un non-savoir où toute position centrale était comme frappée d’incertitude. Ainsi évoquait-il sa collaboration avec le peintre Gilles Aillaud : « Il va, il vient. Je le regarde de toutes mes forces. C’est bouleversant et ce n’est rien. Il s’approche d’un mur, gratte avec l’ongle. Lui voit quelque chose dont j’essaie de m’emparer. C’est la moitié de la mise en scène»[2].  Plutôt qu’un savoir-faire sûr de ses effets, une errance tâtonnante, « au bord du gouffre » disait son assistante Ellen Hammer.  C’est pourquoi, au titre de metteur en scène, il  préférait celui, emprunté à Genet, de « funambule ». Ainsi  ne s’est-il guère  départi de l’idée qu’au théâtre rien ne saurait jamais aller de soi,  à commencer par son existence même.

En effet, que ce soit dans de vastes bâtiments à forte charge historique et symbolique, dans de petits espaces en déshérence, ou dans des dispositifs plus conventionnels, il semble finalement que Grüber se soit moins soucié de faire du théâtre que d’interroger l’étrangeté des lieux ainsi nommés et des activités auxquelles on s’y livre.  Cette étrangeté aurait pu relever de ce que le philosophe de l’Achat du cuivre nommait un Thaëtre. Mais cétait sans  se réclamer directement d’un effet et des procédés éprouvés de la distanciation. De même, s’il était question de sortir du théâtre, c’était sans que la recherche de lieux autres se résume à la quête d’espaces indifférenciés, propres à quelques excursions  hors les murs. Ni cadre ni décor, l’éventuelle monumentalité de ces lieux  ne constituait pas un miroir grossissant susceptible de conférer à l’œuvre représentée quelque plus-value spectaculaire. A l’écart de toute fonction illustrative et subordonnée, ils étaient convoqués avec leur propre histoire, dans leur matérialité concrète et autonome.

Pour rendre compte de cette étrangeté André Engel, qui fut collaborateur de Grüber,  proposait le terme d’Objets Théâtraux Non Identifiés (O.T.N.I.)[3] Loin de se cantonner à la célébration mutuelle d’un lieu réel et d’une œuvre de fiction dans une mise en scène à grand spectacle, la conception de tels « objets » consistait à les remettre l’un et l’autre en chantier,  à rabattre le lieu et l’œuvre en deçà  de ce qui les constituait en monuments répertoriés ou en valeurs culturelles reconnues.  Disons que Grüber  s’est ingénié à déconstruire tout monument, qu’il s’agisse du témoin architectural d’un passé ou du sanctuaire d’un patrimoine littéraire reconnu.

En 1975, Faust Salpêtrière associait paradoxalement le souvenir d’un haut-lieu de relégation et d’enfermement au périple du héros éponyme de Goethe. Deux ans plus tard, inspiré d’Hypérion d’Hölderlin,  Winterreise im Olympia Stadium déplaçait la quête du poète dans ce qui fut l’enceinte des grands rassemblements de masses des Olympiades nazies de 1936.  Mais revisiter un classique de la littérature allemande en le confrontant à une architecture associée à ce que Michel Foucault a nommé le grand renfermement, ou encore opérer le télescopage du rêve d’une Grèce allemande idéalisée et d’un haut lieu de célébration nazi consistait à les soustraire à leur trop immédiate théâtralité : théâtralité de l’hystérie et de la folie ou théâtralité du fascisme par exemple. L’action semblait réduite a minima et le héros ramené à l’anonymat de l’homme du commun. Ainsi, la chapelle St Louis de la Salpêtrière se faisait espace de déambulation et d’attente pour d’ordinaires  voyageurs en transit.  En lisière de toute identification et de tout enrôlement, ces petits hommes ne faisaient que croiser la quête démesurée de l’homme faustien. L’église peuplée de ces présences quasi fantomatiques n’offrait qu’une chambre d’écho aux répliques connues de Faust, sans qu’on puisse les assigner à telle ou telle des silhouettes interchangeables qui  erraient sous ses voutes.

Pour le Winterreise, le Stade Olympique de Berlin, jadis espace de célébration des corps triomphants du IIIe Reich filmés par Leni Riefenstahl, ne donnait plus lieu qu’à quelques performances sportives dérisoires : match de football sans conviction, saut à la perche ou course de haies éperdue d’un homme poursuivi par les feux clignotants des voitures de police. La force critique du spectacle consistait moins dans l’héroïsation ironique ou burlesque des fantômes du passé, que dans l’évocation des ombres fragiles du présent. Aux masses rassemblées dans la ferveur d’une grand-messe fasciste succédait le surplace de personnages beckettiens et le voyage du poète rejoignait l’errance inquiète de migrants d’aujourd’hui.  Dans ces groupes humains épars sur les pistes et sur les gradins qu’aucune clameur n’emplissait, acteurs et spectateurs n’étaient, là encore, que gens de passage et la parole d’Hölderlin émergeait à peine du murmure de pauvres hères sans abri errant autour d’une façade de gare, de tentes improvisées et d’une baraque à frites.

De tels spectacles ne suscitaient nulle focalisation massive, mais une attention flottante. On peut caractériser comme un art léger un théâtre ainsi émancipé de toute monumentalité, de toute surcharge de signes. Il importait d’abord de le fonder autrement que sur son aptitude à rivaliser avec le  « spectacle du monde », d’en établir le site fragile par-delà le déploiement de l’arsenal technique et la multiplication des moyens d’expression propres à ce que Grüber désignait sous le nom de bunker culturel[4] . Aussi imposants que fussent les lieux et les moyens techniques mis à sa disposition, il s’efforçait d’en restreindre l’usage. En même temps, ses spectacles s’allégeaient de toute visée didactique édifiante ou directement provocatrice. Il a ainsi  compris que la scène ne saurait rivaliser avec le bruit et la violence du monde sans en redoubler les effets. Ainsi motivait-il son désir de faire en sorte que le Winterreise ne soit pas reçu « comme une gifle, mais comme une chose calme. »  Comme l’a noté plus tard le peintre Gilles Aillaud collaborateur et témoin attentif de son cheminement: « Il ne peut plus utiliser la violence, dans la mesure où il sait qu’une violence en bouscule sans difficulté une autre, qu’une violence chasse l’autre. Il doit utiliser des moyens plus pondérés, moins spectaculaires mais plus décisifs, moins fondés sur l’effet»[5].

On a pu voir en Grüber un représentant de l’abstraction minimaliste au théâtre, mais sans toujours songer qu’abstraire c’est soustraire au double sens d’ôter et de protéger ;  de supprimer et de « veiller sur ». C’est en quoi son désir de  légèreté funambulesque et  son  minimalisme, relevaient d’une exigence poétique et politique : soustraire le théâtre à l’emprise de la dictature du spectacle, du pilonnage médiatique et de la massification des affects qu’il assimilait à une forme de despotisme, voire, disait-il, de « fascisme » moderne. Rien ni personne n’occupant la scène de plein droit, « on ne parvient à la légèreté que par une légitimité totale » déclarait-il. C’est la conscience aigüe et inquiète de son essentielle fragilité qui pouvait rendre le théâtre encore légitime et nécessaire. Ainsi déclarait-il à ses interprètes au terme d’une répétition d’Amphitryon de Kleist en 1991 : « Il faut que les choses soient sans violence au théâtre. Poétiques ! Pas de théâtre dictatorial. Là, il y a eu un bombardement. Je voudrais que le théâtre se présente dans l’amour. Je ne veux pas être assommé».  Il s’agissait donc de pratiquer le  théâtre autrement que comme la continuation de la guerre par d’autres moyens et, plutôt que redoubler la violence, en apaiser la représentation.

Assister à un spectacle de Grüber c’était d’abord apprendre à voir et à entendre ; autrement dit, consentir à entrer dans des espaces raréfiés et assourdis, dans un temps pacifié, pour se rendre attentif à la vie presque imperceptible et toujours menacée des êtres et des choses. Que nous donnait donc à percevoir ce théâtre? D’abord presque rien si on veut,  «des chapeaux et des manteaux », selon la formule de Descartes reprise par Bernard Pautrat à propos de Faust-Salpêtrière[6] ; des fragments avant qu’ils ne fassent image, de menues activités avant qu’elles ne consistent en actions, un souffle avant qu’il ne s’articule en paroles, et plus simplement, des choses avant qu’elles ne se constituent en monde.

Lorsque la lente pérégrination de quelques tortues croisait l’errance des voyageurs de Faust Salpêtrière, c’était sans que leur présence muette prétende au symbole ou au commentaire métaphorique. Menant leur train d’existence en marge du grand périple de Faust, leur lourde déambulation erratique ne  témoignait de rien d’autre que de leur effort pour persévérer dans l’être. Dans les Bacchantes, des chevaux, tout occupés à n’être que chevaux, patientaient en fond de scène. Tirés des dessous du plateau, surgissaient des végétaux, des grappes de raisin et des corps blanchis de plâtre comme extraits des fouilles de Pompéi.  A la lisière de la scène sans profondeur  de Sur la grand-route, la masse grise des voyageurs somnolait à même le sol d’une auberge, tandis que le cabaretier Tikhone débitait machinalement de minces planchettes qu’il enflammait inutilement. Ces présences silencieuses, silhouettes, lumières, animaux,  accessoires, activités d’apparence insignifiante étaient  constitutives, selon la formule de Hans-Thies Lehmann, plus « d’une présentation d’atmosphère et d’un état de choses »[7] que d’une action dramatique. En marge de l’action proprement dite, choses et états de choses relevaient d’une autre temporalité, géologique, quasi végétative, presque immobile. C’est en quoi la mise en scène ne cherchait pas à offrir un calque de la réalité ou une illustration des évènements, elle opérait silencieusement et, si on peut dire, souterrainement, dans ses marges. Il s’agissait donc à peine d’un théâtre, mais plutôt d’une « minuscule naissance du théâtre» selon la formule de Pautrat[8].

Soustraites à une immédiate lisibilité, privées de toute transcendance, exemptes de toute fonction symbolique explicite, les choses semblaient réduites à leur être-là. Leur sens restait d’abord réservé, indécidable,  si bien qu’elles avaient moins valeur de signes que d’énigmes. Ainsi cet étrange œuf brancusien posé au centre du plateau de Bérénice de Racine, et qui, selon la formule de Gilles Aillaud, « n’était le monument de rien ». Gravitant autour de cette pierre, les protagonistes semblaient sans cesse rejetés vers les murs, comme cherchant des appuis sur leurs parois de brique et de stuc, chacun, y posant sa main ou son front comme contre une poitrine, pour prêter l’oreille à une inaudible pulsation. La respiration sensuelle d’un léger rideau semblait rivaliser avec celle des acteurs vivants, se transmettre même aux dures aspérités de la pierre et des murs. Dans le souffle léger animant un pan de rideau, le ressac de la mer à la lisière du plateau (Iphigénie en Tauride), le scintillement d’une nuit étoilée, le simple faisceau d’un projecteur, se formait peu à peu le tissu d’une expérience perceptive inédite. L’émotion n’était plus confinée aux seules qualités expressives de l’acteur, mais étendue aux dimensions d’un temps et d’un espace rendus directement sensibles.

« Dis donc, ma petite mère, secoue un peu le vieux ! On dirait qu’il est en train de passer.»  Cette première réplique de Sur la grand-route de Tchekhov, créé en 1984, pourrait s’entendre comme une maxime de la poétique grüberienne. Mettre en scène, c’était, pour lui, prendre le pouls de la scène plutôt qu’en faire le lieu d’une action, prêter l’oreille à un texte plutôt que prétendre à la visée d’un sens arrêté,  scruter l’espace théâtral plutôt qu’élaborer une image.

C’est pourquoi, soustraits au mimétisme d’une apparente vitalité naturelle, les humains eux-mêmes semblaient gagnés par l’immobilité des choses. Ainsi voyait-on surgir, dans Les Bacchantes, ces corps nus comme à peine dégagés de la gangue de statues antiques ; la transe quasi statique d’Alcmène dans l’insensible rotation du plateau tournant d’Amphitryon ; le corps de Bérénice moulé dans les souples bandelettes d’un fourreau blanc ; le buste cuirassé de Titus ; le torse maigre de Bortzov figé, tel un Christ aux outrages, devant le comptoir de l’auberge de Sur la grand-route… Tout cela manifestait une vie menacée, toujours aux limites de la pétrification. Une lueur, un souffle, une plainte semblaient parfois seulement en maintenir le fil.

On a pu voir en Grüber un adepte du  non-jeu. Mais si, chez lui, l’acteur n’était invité à jouer qu’a minima, c’est, avant tout, parce qu’à l’opposé d’un hiératisme figé, ce qu’il demandait à chacun de ses interprètes, c’était une aptitude à renoncer à l’expression mimétique de la vie extérieure et de l’intériorité psychologique, pour se mettre en situation d’écoute et de réceptivité. Il en réclamait une disponibilité, une capacité d’accueillir, poétiquement, sensuellement l’univers, de son immensité à son plus minuscule tressaillement, et non de rivaliser avec le bruit et la fureur de ses grands séismes.  Délestés des artifices de l’interprétation, actrices et acteurs étaient d’abord confrontés au vide intérieur qui les muait en purs réceptacles. Interprète d’Alcmène  et d’Ophélie, Jutta Lampe se souvient de cette simple consigne: « Tu es un vase », et Ludmilla Mikaël a dit combien son interprétation de Bérénice était redevable à Grüber de cette indication toute poétique: « Bérénice connaît les étoiles, le ciel jamais déchiré. » Allégés du poids de l’incarnation, actrices et acteurs trouvaient, jusque dans les artifices de la scène, des relais susceptibles d’écarter tout pathos et toute hystérie. Bérénice à terre se redressait lentement dans la remontée du rideau de scène auquel elle s’agrippait. André Wilms, interprète de Robespierre dans La mort de Danton rapporte cette autre consigne de Grüber: « Evite de trembler quand tu joues, laisse faire le petit tremblement de l’ampoule sur ta joue, ne joue pas le sentiment, laisse tomber toute cette émotion, la lumière prend ça en charge, c’est suffisant. »

Ceux qui ont assisté au König Lear de 1985 se souviennent d’un Shakespeare épuré, délesté de la puissante machinerie fantasmagorique de la folie dont un Strehler, par exemple, avait su magnifiquement faire jouer tous les ressorts. L’immense ouverture du plateau de Chaillot, tenait du no man’s land ponctué de quelques rochers et d’une rare végétation que nulle tempête ne balayait. Pluie, tonnerre et ouragans n’existaient plus que dans la parole murmurée de Lear.  Ultime et dérisoire abri pour le vieux Gloucester, on découvrait ce pin incliné, planté à vue au centre du plateau, sans qu’on puisse  dire, comme l’a remarqué justement Bernard Sobel, lequel des deux, de l’acteur ou de l’arbre, soutenait l’autre[9]. Dans la double fragilité du vieil homme et de l’arbre se dessinait comme une parenthèse, une sorte d’interrègne, refoulant au loin le fracas de l’ultime bataille.  Dans Iphigénie en Tauride de Goethe la négociation lourde de menaces entre Oreste et le roi Thoas, était ponctuée par les craquements d’écorces de fruits secs que les protagonistes brisaient tranquillement entre leurs doigts. Dans La mort de Danton de Büchner, l’ultime rencontre de Danton et Robespierre était confinée dans une loge latérale du théâtre tapissée de papier peint. Dans ce minuscule espace quotidien, deux femmes silencieuses, Parques indifférentes à l’enjeu de vie et de mort de l’entretien, liaient les mains des protagonistes dans les écheveaux de laine qu’elles dévidaient paisiblement…

La force du théâtre de Grüber fut d’installer, jusqu’à la limite extrême du déchirement tragique, ce suspens de l’interrègne, cette « simplicité émouvante » qu’il demandait au théâtre. Ce n’est pas qu’il ait écarté systématiquement temps forts, cris et accès de violence pour se cantonner à l’ellipse et au murmure. On se souvient des vociférations d’Agavé ensanglantée brandissant triomphalement la tête tranchée de Penthée, d’Oreste en proie aux furies se roulant sur le rivage de Tauride, ou des éclats de voix de Danton. « Etats de choses » et suspens pouvaient se charger d’une puissance imprévue. Comme dans la soudaine détente  de la corde longuement tendue de l’archer, le drame suspendu semblait soudain résumé d’un trait.

Ainsi, les paisibles chevaux des Bacchantes  restaient longtemps étrangers aux enjeux de la tragédie, jusqu’à ce que Penthée travesti en femme enfourche l’un d’entre eux pour gagner la montagne où rejoindre le cortège des Ménades conduites par Dionysos. La pièce ne s’achevait pas, comme l’exige le texte d’Euripide, sur la folie meurtrière et l’exil d’Agavé. A son délire sanglant succédait la bouleversante veillée funèbre durant  laquelle la mère meurtrière et le vieux Cadmos rapetassaient des pièces de vêtements épars, comme pour redonner forme au corps de Penthée déchiqueté.  Angela Winkler qui fut l’Antigone d’Hölderlin rapporte que, condamnée à mort, l’héroïne rejoignait le chœur des femmes occupées à écosser des haricots. De même, dans Sur la grand-route le manège du cabaretier Tikhone durait jusqu’à ce que l’un des brandons enflammés vienne éclairer brièvement l’irruption de l’ancienne femme de Bortzov, Maria, belle et hautaine, venue chercher refuge dans l’auberge. En un instant, le double éclair d’une torche de fortune et de la hache brandie par le brigand Méric venait jeter sa lumière sur le récit d’une déchéance. Tout le drame de Bortzov  semblait condensé  dans la fulgurance d’une brève apparition et d’un geste de mort suspendu. Après quoi, les voyageurs pouvaient reprendre  leur route.  A  la fin de la Mort de Danton, Lucile Desmoulins ne lançait pas le cri de « Vive le roi ! » qui, chez Büchner, la jetait sous le couperet de la guillotine. Elle égrenait doucement sa plainte : « Tout a le droit de vivre, tout, cette petite mouche-là, cet oiseau. Alors pourquoi pas lui ? Le fleuve de la vie tout entier devrait se tarir si cette simple goutte était répandue. Ce coup devrait faire une blessure à la terre…» Presque sans un cri, elle traversait le plateau pour s’asseoir tranquillement en fond de scène tandis que tombait le lourd rideau de fer du théâtre.

De tels moments ne scellaient pas, à proprement parler, un dénouement. Ils marquaient, tout au plus, le passage à un nouvel équilibre, à un nouvel « état de choses ». Dès lors, le spectateur cessait d’être convié à la simple reconnaissance d’une situation et de l’enchaînement causal des péripéties qui s’ensuivent jusqu’à la catastrophe finale. Il était  confronté à des blocs de durée, des stases de temps où tout fond  agonistique était comme suspendu, différé. La sortie du théâtre était alors une sortie du temps dramatique, une ouverture au temps commun et ordinaire des simples mortels. Ce que le théâtre tragique privilégiait dans l’extériorisation du pathos et de la mort sublimée laissait place au courage héroïque face au quotidien : « La mort n’est plus une chose féroce. Il faut bien quitter le plateau »[10] concluait Grüber. Comme l’écrivait Maeterlinck, c’est « après ce qu’on appelle les aventures, les douleurs et les dangers », dans la parenthèse de la veille et de l’attente que le théâtre touche au « véritable tragique de la vie »[11].

Plutôt qu’à un théâtre cathartique à proprement parler, le théâtre de Grüber nous conviait à la contemplation réflexive de l’inguérissable. Au déroulement d’une  histoire, à son extension dans le temps et dans l’espace, se substituait une suite d’intensités, la modulation d’une plainte à entendre plus musicalement que dramatiquement, comme en écho à l’exigence que Nietzsche formulait à l’égard de la musique pour peu qu’elle renonce, disait-il, à se faire « ancilla dramaturgica »: l’exigence d’un  «allègement »[12].  Un tel théâtre excédait les délimitations des genres dramatiques consacrés : tragédie, comédie ou vaudeville. Autant que Les Bacchantes, Antigone ou Bérénice, Amphitryon et L’affaire de la rue de Lourcine témoignaient d’une même errance somnambulique au bord de la catastrophe. Le fantasme adultère et la folie meurtrière restaient comme suspendus dans le songe d’Alcmène ou dans le cauchemar éveillé des petits bourgeois de Labiche.

En assurant, en 1984, la mise en scène de Bérénice de Racine à la Comédie Française, Grüber semblait réaffirmer, par-delà Lessing, la prééminence du classicisme français. Mais il lui importait également de revenir à un théâtre allégé du pathos romantique et des dramaturgies qui faisaient fond sur l’échec et le deuil des grands poètes. La sortie d’un théâtre-bunker qui marquait ses premières tentatives se doublait du refus d’un théâtre-mausolée. Rudy Sabounghi, costumier d’Amphitryon, notait cette consigne du metteur en scène : « On ne se penchera pas sur le tombeau de Kleist. » et, dans Bérénice, la pierre lisse ironiquement  plantée au centre de la scène n’était le tombeau de rien. Grüber affirmait de manière provocatrice à propos de Racine: « C’est la première fois que je ressens cela : le passage de la froideur et du bla-bla à quelque chose d’intelligent et chaud. Pour un Boche c’est difficile, il faut beaucoup de temps, je suis trop habitué à Büchner, Kleist… J’en ai marre de tout ce truc allemand qui violente les lois… J’en ai marre du suicide de Kleist, de Büchner, de la folie… J’en ai marre du désarroi… à un certain âge il faut assumer la forme… »[13]

Il est significatif qu’il ait choisi, parmi les classiques français, la pièce où tout est déjà accompli d’entrée de jeu, de sorte que ce qui se joue et se dit n’est jamais que l’ombre portée et l’écho de la séparation des amants. L’épreuve de l’insoutenable était comme sous-tendue par une plainte: plainte murmurée que ponctuaient ces « hélas »  sans emphase que Grüber comparait au souffle d’un enfant sur une blessure ; plainte inapaisée, protestation qui semblait s’éterniser sans que nul cri, nulle action décisive ne vienne en rompre le cours.

Tragique était désormais l’expérience d’un temps en trop, l’épreuve  d’un savoir et d’une souffrance excédentaires, d’une perte sans relève. Ainsi disait-il de Bérénice : « Il y a trop de douleur et on a besoin de la forme pour ne pas s’arrêter».  « Ne plus jamais pleurer sans cadre »[14] revenait alors à supporter et à jouer malgré tout ce qui est su et joué depuis longtemps: l’expérience même de la finitude. La forme cessait alors d’être une affaire purement esthétique pour se muer en enjeu existentiel : elle était ce qui fait tenir debout, aussi bien les vivants dans la salle que les éphémères silhouettes des héros sur la scène. Sortir du théâtre c’était en estomper les partages convenus pour réunir acteurs et spectateurs dans une même lumière, inventer un théâtre allégé qui, sans se réduire à son double mimétique, se rendrait transparent et comme poreux au monde ; un théâtre pacifié enfin, où  la parole la plus humble, le murmure le plus ténu, perpétuent l’écho ininterrompu d’une plainte immémoriale.

Tel est sans doute le sens profond de ce qu’on a pu appeler la mélancolie de Grüber: « Savoir tout et le vivre quand même»; autrement dit,  soustraire  ce savoir à la délectation morose et à l’accablement sous le poids de la fatalité pour le retourner en force d’acquiescement à la vie; un art ou un jeu avec la tristesse. Ainsi, Benjamin a-t-il pu écrire que « si dans le Trauerspiel, la tristesse se conjure elle-même, c’est aussi pour se sauver elle-même. »[15]

Christian Drapron  (janvier 2013)

[1] Maurice Blanchot : La communauté inavouable. Minuit 1983,  pp 16 – 20

[2] K. M. Grüber : Le bonheur de se taire. Entretien avec Jean Pierre Léonardini, Théâtre en Europe n° 2, avril 1984.

[3] André Engel in Dossier Scénographie. Théâtre public, n°27, juin 1979.

[4] Sur cette référence au « théâtre-bunker », voir Gaëlle Maidon : Un voyage de scène en scène : l’anti-fascination du lieu in Archéologie du théâtre allemand Théâtre / Public, n° 206.

[5] Gilles Aillaud : Klaus dit qu’autrefois… in: Klaus Michael Grüber, Académie Expérimentale des Théâtres Festival d’Automne, Editions du Regard 1993. Sauf mention particulière, la plupart des références sont ici empruntées à ce bel ouvrage.

[6] Bernard Pautrat: Le démon du voyage, in Faust Salpêtrière, Christian Bourgeois 1975.

[7] Hans-Thies Lehmann : Le Théâtre postdramatique. L’Arche 2010, p. 114.

[8] Bernard Pautrat, réf. cit.

[9] « Ce qui n’est pas dit » Entretien avec Gilles Aillaud. Théâtre / Public n° 66, Festival d’Automne à Paris 1985.

[10] Entretien avec Colette Godard, le Monde 13 janv. 1983.

[11] Maurice Maeterlinck : Le tragique quotidien in Le trésor des humbles, Mercure de France 1986.

[12] Nietzsche : Le cas Wagner,  Le Crépuscule des idoles, trad. Henri Albert. Mercure de France 1952, p. 28

[13] Entretien avec J. P. Thibaudat. Libération, 6 déc. 1984.

[14] Entretien avec J.P. Thibaudat. Libération, réf. cit.

[15] Walter Benjamin : La signification du langage dans le Trauerspiel, trad. Philippe Lacoue- Labarthe et Jean Luc Nancy in Origine du drame baroque allemand, Flammarion 1985.

La Mouette de Tchékhov par Thomas Ostermeier (Un théâtre à l’épreuve du réel)

  (Théâtre de l’Odéon photo Arno Declair) Un cube scénique entièrement gris et nu encadre la petite scène où va se jouer la pièce de Treplev. Cet immense volume uniforme bordé d’une banquette faisant office de coulisse à vue où stationnent les acteurs tour à … Continuer la lecture de La Mouette de Tchékhov par Thomas Ostermeier (Un théâtre à l’épreuve du réel)

La Déplacée ou la Vie à la campagne de Heiner Müller Mise en scène de Bernard Bloch

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LA DEPLACEE OU LA VIE A LA CAMPAGNE – De Heiner MULLER – Mise en scène : Bernard BLOCH – ScŽénographie et costumes : Bernard BLOCH et Xavier GRUEL – Lumières : Xavier GRUEL puis Luc JENNY – Musique : Joë‘l SIMON – Avec : Djalil BOUMAR, Deborah DOZOUL, Ferdinand FLAME, Robin FRANCIER, Carla GONDREXON, Agathe HERRY, Hugo KUCHEL, Juliette PARMANTIER, Jeanne PEYLET – Au ThŽ‰éätre du Soleil ˆ Paris – Le 2 mai 2016 – Photo : Beno”ite FANTON

« La Déplacée », la « Vie à la campagne », « les Paysans » selon les titres imaginés par Heiner Müller, ce pourrait être aussi pour paraphraser celui du film d’Elio Petri: « La classe paysanne va au paradis ».
Créée en 1961, cette comédie n’eut pas l’heur d’agréer aux autorités est-allemandes. Interdite au soir même de la première, elle tomba sous la redoutable accusation de  servir « l’ennemi de classe », valut à Müller son  exclusion de l’Union des Ecrivains et au metteur en scène Bernard Klaus Tagelehn un an de rééducation par le travail dans les mines de Silésie. Rien de moins.

C’est ce contexte particulier entre guerre mondiale et guerre froide qu’éclaire le prologue en voix off qui ouvre le spectacle. 1949 : Le « Reich de mille ans » effondré, la fuite des anciens propriétaires fonciers (les Junkers) ouvre d’immenses territoires aux paysans sans terre.  Les populations « déplacées », de Prusse orientale viennent contribuer à l’effort productif et à l’essor démographique nécessaires à la fondation de la nouvelle République née en 1947.

Pour incarner les dramatis personae (animaux compris) de cette pièce jusqu’ici inconnue du public français,  Bernard Bloch a réuni, une dizaine de jeunes gens nés pour  la plupart dans les années de la chute du mur. Quel intérêt, ces filles et ces garçons formés à l’Ecole Départementale de Théâtre d’Evry peuvent-ils trouver aux enjeux de la réforme agraire et de la construction du socialisme dans l’Allemagne vaincue et divisée des années 50 ?  Passée l’épreuve du « socialisme réel », une fois consacré le triomphe de l’économie de marché et de la surconsommation, qu’entendent-ils de l’élan qui animait l’espérance communiste? Et nous-mêmes, revenus de tout, avons-nous définitivement tourné le dos aux vieilles lunes de l’utopie ?

Sur la scène en demi-cercle, un petit harmonium de campagne drapé aux couleurs de la R.D.A, égrène les notes de l’hymne national, tandis que le Bourgmestre commis à la réforme agraire procède à la distribution égale des parcelles. Des chaises où prend sagement place le petit Chœur des paysans, aux  bouteilles de bière offertes généreusement à tous, le plateau est repeint du rouge, du jaune et du noir du drapeau.

Plus qu’à une reconstitution, nous avons affaire à une sorte d’épure dans un espace raréfié où lieux et situation sont essentiellement donnés par le texte. Sans didactisme excessif, la compréhension des enjeux repose essentiellement sur la parole et le jeu des acteurs. Les rôles d’hommes et de femmes s’échangent. Passions et intérêts se dérobent à tout ressort psychologique.   Quelques signes, fichus, casquettes, menus accessoires, suffisent à identifier les membres de la  petite collectivité paysanne qui, sous ses airs de comices agricoles, inaugure une ère nouvelle grosse d’espoirs et d’inquiétudes. Ainsi, à l’instar des mouvements migratoires d’aujourd’hui, l’ostracisme à l’égard des populations déplacées d’après-guerre double déjà  la méfiance face aux nouvelles exigences de  l’Etat: « Un malheur n’arrive jamais seul. Nous avons / Déjà le rebut de l’Est sur le dos / A présent les immondices de la ville en plus / Nous on est le dépotoir.»  Malaise.

Ainsi,  Müller offre-t-il avec un humour féroce, un objet d’étude inédit à son public: le spectacle de la réforme agraire mise à nu par les masses paysannes elles-mêmes.
Plutôt que  le simple constat « objectif » d’une situation historique, c’est le télescopage des temps et des lieux qui donne le ton particulier de cette comédie. Müller n’hésite pas à convoquer les beuveries shakespeariennes et la mythologie grecque, ou à mêler la grivoiserie et les scansions de la langue versifiée.  Fondrak le parasite en quête de sa ration de bière, invoque le mythe d’Empédocle et les sages festivités du Chœur champêtre réuni sous la houlette des pouvoirs locaux tournent à la Bacchanale. Le mot d’ordre : « la terre pour tous » cède à l’impératif : « De la bière pour tous… »

Müller décrira un jour la naissance de la R.D.A  comme un « accouchement par césarienne pratiqué sur des classes, des familles, des individus, avec sur le dos le Cauchemar de générations mortes». Ici, guerre et paix se mêlent encore dans l’ornière laissée par les chenilles des chars et les roues des engins mécanisés du mode de production agricole révolutionné.  Le « terrain d’utopie » de la campagne allemande pacifiée se confond encore avec les champs de bataille d’hier et la fête populaire est comme suspendue par instants  par le grondement des tracteurs ukrainiens annoncés que le musicien Joël Simon fait entendre comme celui de blindés ou de bombardiers lourds. Il arrive parfois que les roues des tracteurs heurtent une grenade qui mutile un conducteur. Comme après la bataille, les fragiles bornages de la réforme agraire ne tardent pas à  disparaître sous les sillons réguliers qui signalent à perte de vue la collectivisation à grande échelle.

« La  Déplacée » n’entend  pas apporter sa pierre à l’image édifiante d’un peuple en marche vers un avenir radieux. Au contraire,  son « réalisme » offre le tableau contrasté d’une collectivité vivante et inquiète, avant qu’on ne la fige dans la geste héroïque et convenue du « réalisme socialiste ».  Plutôt qu’il n’épouse la ligne droite de « l’avenir radieux », l’espoir d’émancipation s’égare dans les chemins de traverse  de la résistance à l’ordre imposé, fût-ce au nom du bien. Le tractoriste négocie au prix fort  le labour du champ du paysan dont il convoite la fille. La collectivisation apparaît comme le masque généreux de l’accaparement  et le  paysan Ketzer préfère abattre son cheval, plutôt que de le mettre au service de la communauté…

Ecartant tout jugement surplombant et ce qui aurait pu n’être qu’un exercice d’acteurs, cette mise en scène rigoureuse et exigeante reste pour ses jeunes interprètes,  immanente à l’expérience même de la scène. « Le théâtre est une projection dans l’utopie, sinon il n’est rien de particulier » écrivait Muller.

De quoi, en effet,  témoignent ces paysans qui intriguent, résistent, lâchent leur chien contre les représentants de la  coopérative, fuient, se saoulent  ou se pendent tel Treiber, pour renaître finalement d’entre les morts au terme de ce qui se donne comme une sorte de pantomime comique ?  Car les morts ne consentent  finalement à rejoindre ce monde invivable qu’après avoir vérifié ce qui semble une paraphrase de Kleist : qu’ « au ciel c’était complet ». Le paradis socialiste verrouillé,  bannières et mots d’ordre ne sont bientôt plus que des cache misère posés sur des rapports sociaux inchangés. Ce qui est vrai du rapport entre les classes l’est aussi du rapport entre les sexes. Le bourgmestre Beutler traite sa femme  comme une bête de somme, Flint se dote d’une seconde épouse…

Demeure Niet, personnage laconique mais obstiné (« Je reste là où je reçois quelque chose. ») Elle indique néanmoins le chemin d’une émancipation. Enceinte du  parasite  Fondrak, elle refuse de le suivre à l’ouest et décline  l’offre du paysan Kupka de l’épouser. Délivrée de l’emprise des hommes elle entend seule occuper sa ferme et élever son enfant. Peut-être est-ce la raison pour laquelle, entre tous les titres possibles de sa pièce, Müller lui a finalement donné son nom : « la Déplacée ».

Christian DRAPRON (Théâtre contemporain.com mai 2016)

 

Cioran / Entretien Par le Théâtre Cazaril Mise en scène Antoine Caubet

(Théâtre de l’Atalante. Photographie Bellamy) Tiré d’un entretien de Cioran avec Leo Gillet en 1982, un tel spectacle théâtral semble tenir de la gageure. En effet, à la différence de son compatriote Eugène Ionesco ou de ces autres grands « négatifs » que furent Samuel  Beckett ou … Continuer la lecture de Cioran / Entretien Par le Théâtre Cazaril Mise en scène Antoine Caubet

Le Discours aux animaux de Valère Novarina par André Marcon Sur l’Acteur novarinien

« L’homme n’est pas la première bête parlante dressée pour s’exprimer, mais le premier animal qui a entendu. S’il parle, c’est qu’on lui a parlé ; c’est un animal qui s’est redressé pour écouter. La parole écoute : elle prête parole à ce qui ne parle pas. » Valère … Continuer la lecture de Le Discours aux animaux de Valère Novarina par André Marcon Sur l’Acteur novarinien

Christian Benedetti. La Cerisaie de Tchékhov Un théâtre d’après la catastrophe

(Théâtredu Soleil. Cartoucherie de Vincennes)

La Cerisaie, constitue le dernier volet du parcours des œuvres  dramatiques majeures de Tchékhov  entrepris depuis 2011 par Christian Benedetti.  On peut se souvenir de l’espace blanc surmonté de l’immense velum  parsemé de feuilles mortes de   Strehler,  du champ de blé de Pintilie  ou, chez Brook,  du théâtre des Bouffes du Nord devenu, jusque dans la richesse désuète de ses ors et de ses  stucs, la propriété en ruines de Ranevskaïa. Chacune  de ces mises en scène mémorables témoignait  d’une poétique de l’abstraction soustraite à l’inflation de signes, de détails illustratifs et « d’humeurs accessoiresques » que Tchékhov reprochait à la mise en scène inaugurale de Stanislavski.

Le spectacle de Benedetti radicalise cette quête d’abstraction qui traverse toute la mise en scène contemporaine. Car ici, pas de « tableaux », pas de« grandes images », pas de tentative de restitution naturaliste ni d’espace métaphorique, mais une simple cloison de bois blanc et nu où s’adosse  la vieille armoire centenaire que célèbre Gaev. De l’enfance, ne subsistent que l’entrelacs squelettique de petits lits de fer désaffectés, un pupitre d’école ; des éclats de  la splendeur passée, qu’une table  et  des chaises sans apprêt…  Plus tard, un lustre et  quelques paravents,  descendront des cintres pour former le dispositif de lanterne magique où s’agiteront les silhouettes de l’ultime fête donnée par Lioubov. Comme une plantation sommaire ébauchée pour la répétition le « monde » de la Cerisaie est ainsi ramené aux conditions matérielles du théâtre : des planches et des corps qui signifient le monde ou, du moins en esquissent les lignes essentielles.

À l’opposé de toute peinture de la Russie du XIXe siècle finissant, Benedetti et ses comédiens privilégient une approche proprement musicale du texte de Tchékhov.  Traité comme un continuum sans sauts ni suspens psychologique, il ne se négocie pas comme un « ping-pong » théâtral entrecoupé de monologues (les envolées lyriques de Gaev, sont frappées au coin de la dérision), mais en soliloques qui, plutôt  qu’ils ne se répondent stricto sensu,  se font écho, s’entrecroisent ou entrent en dissonance les uns avec les autres. Le marmonnement permanent et inarticulé de Firs offre comme une basse continue à la volubilité des autres. Comme dans une fugue, le défilement rapide et virtuose de la parole des acteurs, semble animer une seule nappe de texte, un seul courant  que modulent les  rires, les cris  et  les larmes. L’accélération de l’action, l’enchaînement des évènements touchent au vaudeville.  A ce compte, les brusques suspens, les pauses accentuées ne marquent pas un retour à l’intériorité, mais une sorte de béance ou une déchirure du tissu même de la parole et du temps. La pièce est ainsi parcourue de signes qui, tel  le bruit strident et inidentifiable de l’acte II (Cri d’oiseau ? Rupture d’un câble de benne dans la montagne?), ne relèvent en rien du registre  naturaliste ou  psychologique.

C’est autour d’une exigence sans faille que Christian Benedetti a su réunir une troupe d’acteurs  dont il faut saluer ici la rigueur et  la  belle énergie. Sans doute n’est-ce pas un hasard si, metteur en scène du théâtre d’Edward Bond, il entend faire, avec Tchékhov, un théâtre contemporain, un théâtre au présent ou, pour parler avec le vieux Firs, un théâtre « d’après la catastrophe. »

Ni robes blanches, ni ombrelles, ni chapeaux de paille ; costumes et corps sont d’aujourd’hui. Quelques indices discrets suffisent à les identifier : la broche d’Ania; la grossière ceinture de cuir tendue par le trousseau de clés de Varia, les sucreries de Gaev… Seul de la domesticité, le vieux Firs arbore encore le frac noir qui flotte sur son grand corps. Le déclin inéluctable de l’aristocratie des campagnes et le séisme de l’émancipation des serfs semblent néanmoins relégués au second plan. Il n’y a plus, à proprement parler, dans cette « pièce abstraite » qu’est la Cerisaie, ni cadre historique à restituer, ni personnages à incarner, ni profondeur  psychologique à sonder, mais l’exploration d’une béance par un jeu d’intensités et de variations au sens musical.  Par-delà toute figuration de la vieille maison et  de la cerisaie vouées à disparaître, c’est un  monde spectral, une galerie de revenants,  qui se lève alors : ainsi le fantôme de sa mère que Lioubov croit apercevoir au fond  du jardin ;  l’apparition inopinée de « l’éternel étudiant » Trofimov, ex précepteur de son enfant noyé ; ou Firs enfin, âme errante et inapaisée.  Le bal de l’acte III prend alors des airs de joyeuse danse macabre qui fait alterner  les sanglots de Lioubov, les cris de la  revanche rageuse et désespérée de l’ancien serf enrichi Lopakhine et les tours d’illusionniste de Charlotta.

Tous abandonneront finalement la propriété et Firs agonisant, tandis que le vrombissement strident des tronçonneuses résonnera, moins comme la confirmation d’un aveuglement que comme l’écho de la « catastrophe » déjà accomplie.

 

Christian DRAPRON

(Théâtre contemporain.net. le 27/01/2016)

Roméo Castellucci L’Orestie d’après Eschyle, une tragédie de l’inguérissable

(Théâtre de l’Odéon) Plus que valeur culturelle revisitée vingt ans après sa création par la Societas Raffaelle Sanzio, ce spectacle a pris statut d’objet trouvé. Il s’agit d’une Orestie « d’après  Eschyle » et non de l’Orestie « d’Eschyle ».  Ainsi, Roméo Castellucci  dépouille-t-il le livret tragique de sa … Continuer la lecture de Roméo Castellucci L’Orestie d’après Eschyle, une tragédie de l’inguérissable

Eloge de la transversalité Le CHAGRIN Par la compagnie : les Hommes Approximatifs Mise en scène Caroline Guiela Nguyen

(Théâtre de la Colline) Par-delà les temps et les distances, la mort d’un père réunit une sœur et un frère. Tel est le point de départ de ce spectacle.  Evènement ordinaire, si l’on peut dire, qui  scelle ces retrouvailles autour d’une enfance partagée avec Sabrina … Continuer la lecture de Eloge de la transversalité Le CHAGRIN Par la compagnie : les Hommes Approximatifs Mise en scène Caroline Guiela Nguyen