PLACE DES HEROS de Thomas Bernhard

 

Qu’est-ce qu’un grand metteur en scène ? Ni détenteur d’une « lecture »  originale, ni inventeur de « trouvailles » scéniques renouvelées, ni porteur d’une fantasmatique personnelle qu’il projetterait plus ou moins arbitrairement sur le plateau, c’est celui qui, entre le texte et sa représentation, entre l’acteur et le personnage entend faire  droit à une réalité autonome, à un corps, à un texte et à  une temporalité autres. Tel nous paraît Krystian Lupa.

« Un metteur en scène, dit-il,  est un inspirateur, quelqu’un qui apporte un premier rêve, qui vient avec un livre et fait part aux autres de l’émotion qu’il a vécue grâce à ce livre. »  Enfant inventeur du pays imaginaire de « Juskunia », lecteur insatiable et metteur en scène de premier plan, nulle  approche dramaturgique ou savante n’entame chez lui  cette  « radicalité du rêve » et cette puissance d’ébranlement des textes dont il  tire un théâtre inédit, soustrait à l’emprise de la volonté et de la conscience.

« C’est ce qui se passe aujourd’hui qui est nouveau », note-t-il encore. À un théâtre de la répétition, il oppose un théâtre au  présent qui impose sa temporalité propre. Sachant que, toute innovation créatrice menace de se scléroser au jeu d’une répétition purement mimétique, un théâtre authentiquement vivant doit réserver la part de l’inédit et de  l’imprévisible qui le maintient en état d’inspiration permanente: « Cette inspiration doit se mettre en place à l’intérieur d’un groupe de gens créatifs. Je ne peux pas imposer à ce groupe un plan du spectacle tout prêt où les acteurs ne seraient que les exécutants. Pour moi, le metteur en scène est le chef de cette communauté créatrice, le provocateur, l’initiateur de cette utopie.»

C’est pourquoi  « l’utopie » de ce  théâtre sans préméditation ni programme prédéterminé excède toute clôture de l’art sur lui-même.  Ce qu’elle vise, c’est, au-delà même de la représentation accomplie,  « une création plus vaste que le spectacle » : la constitution d’une communauté vivante dont, par exemple, la Factory de Warhol  fut l’emblème pour l’underground New Yorkais. On peut penser que, par-delà la frontière de la langue et les acquis du « métier »,  c’est à la lisière de cette utopie que Lupa a su conduire les magnifiques interprètes lituaniens de cette « Place des Héros ».

 

A la « construction du personnage » selon Stanislavski, Lupa substitue ce qu’il nomme la construction du « paysage » de l’acteur. Ce « paysage » ne constitue ni un « milieu » au sens naturaliste, ni un parcours balisé d’avance.  Il naît là où l’acteur se risque à arpenter « la réalité onirique de la représentation qu’il crée. » Le « paysage »  relève de l’activité d’une imagination incarnée que Lupa rapporte aux formations archaïques de  l’inconscient. Il y a donc, des régions de soi à explorer qui sont  comme des extensions du « paysage », un texte, un « monologue intérieur »  à écrire en marge de l’œuvre envisagéequi en font « quelque chose de plus vaste, ni tout à fait identique, ni tout à fait homogène avec ce qui est écrit. »  Autrement dit, l’inspiration suppose d’abord la dérive improvisatrice, le pas de côté transgressif qui creusent l’écart avec les codes consacrés de la représentation.

Lupa se réfère ainsi à la dynamique autonome du « corps-rêve (dreambody) » étudié par le psychothérapeute Arnold Mindell : dans l’expérience du rêve, de la maladie ou de la folie, le corps excède  les  normes du comportement « naturel » et de la vie sociale.  C’est sans doute par-là que Lupa recoupe  le geste de Kantor  apparentant son art à une activité louche, illégale, tirée de la réalité du « rang le plus bas ». Thomas  Bernhardt a pu dire de ses personnages qu’ils  étaient semblables à des fous jouissant d’une permission exceptionnelle de sortie. A quoi, Lupa peut ajouter  que l’artiste  lui-même est « ce fou qui veut comprendre les autres fous. »

Il y a en ce sens  un « underground d’acteur.», un lieu secret d’où la parole et le jeu tirent leur nécessité.  Il faut que l’acteur consente  à l’errance et à l’indétermination d’une « danse avec l’espace» si bien que le « corps-rêve », quasi somnambulique, dont il se dote,  confère une dimension insolite et perturbatrice à son irruption. C’est pourquoi, n’obéissant ni à la logique, ni à la psychologie, mais à ce qui est de l’ordre instinctif du tropisme, il opère une dérive par rapport au texte écrit et aux « objectifs » supposés du personnage.

Cet écart ou cette dérive onirique du corps est rendue sensible dès le départ de la mise en scène de cette œuvre ultime de Thomas Bernhardt qu’est « Place des Héros ».

Paraît d’abord le personnage  de la bonne, Herta,  grande fille blonde en blouse noire qui semble affectée au cirage des chaussures. Ce simple labeur domestique pourrait relever d’un traitement naturaliste s’il ne se doublait d’une activité décalée, aux limites du sens. Le ménage laisse place au manège insolite de la bonne qui, désœuvrée, se livre à une sorte de cérémonial compulsif et fascinant face à la haute fenêtre vers laquelle elle aligne toute une procession de chaussures. Elle s’en éloigne, y revient, grimpe sur une chaise, se penche et ne sera  ramenée à son travail que par l’entrée de la gouvernante Madame Zittel.

La force mystérieuse qui attire  Herta vers la fenêtre donnant sur la Heldenplatz (la Place des héros), l’étrange rituel qu’elle tisse autour des paires de chaussures, la brassée d’iris qu’apporte la Zittel, le geste par lequel cette dernière humecte un fil invisible entre ses lèvres pour ravauder un costume, la leçon de cirage de chaussures et de pliage de chemises prodiguée à la bonne,  tout cela convoque un autre  corps absent qui finira cependant par apparaître à Herta sur le mode hallucinatoire: celui du professeur Joseph Shuster, grand collectionneur de chaussures, expert en pliage de chemise et ex champion d’Europe de plongeon (sic) qui s’est suicidé en se défenestrant la veille même de son départ de Vienne pour Oxford.

Toute la pièce se déroule au terme de funérailles auxquelles nous n’assistons pas.  Entre les murs nus de l’appartement du Professeur, dans la brume flottant sur les hauteurs du  Volksgarten, devant les portes et les hautes fenêtres aux vitres sales qui forment le cadre récurrent des trois scènes de la pièce, Lupa  dessine le paysage diaphane et  poreux d’un théâtre spectral.  Sur le banc où les deux filles du défunt, Olga l’humiliée et Anna l’irréconciliable  attendent l’oncle Robert dont la véhémence est à la mesure de ses renoncements, tous les protagonistes semblent errer dans les limbes d’un univers hanté par un passé qui ne passe pas. Quelque chose a eu lieu qui insiste et menace encore, une onde de choc dont le suicide du Professeur et les hallucinations acoustiques de sa veuve Madame Hedwig sont comme les effets continués : le spectre de ce 15 mars 1938 où l’immense clameur saluant l’entrée d’Hitler à Vienne, s’éleva de la « Place des héros » jusqu’à l’appartement des Schuster.

Réunie une dernière fois dans la salle à manger vide, la famille à laquelle se sont  joints un admirateur et un couple de vieux universitaires attend encore le fils, Lukas et la veuve demie folle du Professeur.

Lupa s’emploie à approfondir ce thème beckettien de l’attente qui fait de ces  juifs exilés les protagonistes d’une autre « Fin de partie ».  Il creuse le sous-sol inconscient des répliques pour faire de la  polyphonie théâtrale la modulation d’un seul thème, la variation, au sens musical du terme, d’une même parole où court secrètement ce qu’il  nomme «  l’exemple absolu du  monologue intérieur » de Bernhardt.  Ici, note-t-il, on ne parle et n’échange qu’à proportion de ce qu’on cache et  les imprécations hyperboliques contre une Autriche gangrenée par le nazisme se doublent de la sourde culpabilité qui entoure le suicide du Professeur.

 

C’est ce qui fait du manège initial d’Herta autre chose qu’un simple  préambule. Il nous installe dans une expérience singulière de la durée qui traverse toute la pièce.  Car cette séquence muette n’illustre aucune didascalie de Bernhardt. Elle n’introduit ni action, ni péripéties à proprement parler, mais depuis le début jusqu’au repas de la scène finale, ce sont les funérailles escamotées du Professeur qui semblent s’éterniser.  À l’instar  du vase d’iris apporté par la Zittel, dont nul ne sait que faire, la cérémonie reste vacante et le deuil s’avère impraticable.

Si la dérive d’Herta semble obéir à un motif chorégraphique elle ne se réduit pas pour autant à un simple habillage formel et les quelques accords musicaux qui la ponctuent n’installent pas une « ambiance »  mais semblent  plutôt émaner directement du corps de l’actrice, de ses rythmes secrets et de ses vertiges.  Avant même qu’un seul mot soit proféré, le corps semble écrire en direct le texte de ce rituel, au rythme des pulsations du temps mort qui se densifie et s’étire comme pour laisser  son secret affleurer peu à peu  de lui-même. Cette involution du temps suspendu devient ici directement sensible à la manière du silence dont parle Rilke dans les « Cahiers de Malte Laurids Brigge » : « Je crois qu’au cours des grands incendies il doit arriver, ainsi, parfois, un instant de tension extrême : les jets d’eau retombent, les pompiers ne montent plus à l’échelle, personne ne bouge. Sans bruit une corniche noire s’avance, là-haut, et un grand mur derrière lequel le feu jaillit s’incline sans bruit. Tout le monde est immobile et attend, les épaules levées, le visage contracté sur les yeux, le terrible coup. Tel est ici le silence. »

 

Ainsi, sans se subordonner à une fable ou à un récit,  le silence et le ralenti chez Lupa font du temps une puissance active qui travaille secrètement la représentation. Il  ne scande pas la marche du drame, mais creuse un vertige, l’approfondit jusqu’à l’implosion finale. Les paroles des convives s’estompent peu à peu recouvertes par les vociférations qui nous parviennent de la Place des Héros.  Ce remugle trouve dans l’Europe d’aujourd’hui d’inquiétantes résonnances.

 

 

 

 

 

Tous les textes cités sont, pour l’essentiel,  empruntés aux entretiens et ouvrages de K. Lupa : Entretiens avec M. Archambaud (C.N.T Rive neuve 2011) ;  Krystian Lupa, entretiens réalisés par J. Thibaudat avec B. Picon-Vallin, Ewa Pawlikowska, Michel Lisowski (Actes Sud Papiers 2004) Utopia, Lettres aux acteurs (Le temps du théâtre, Actes Sud 2016)  Le texte de Rilke est tiré des Cahiers de M. L. Brigge, Seuil, trad. M. Betz.

 

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