LES POSSEDES S’EMPARENT DE PLATONOV

Que faire de Platonov ? De ce héros éponyme boursouflé d’espoirs trahis d’échecs et de renoncements ? Que faire de cette œuvre proliférante et longtemps réputée injouable d’un tout jeune auteur et de ce défilé de personnages et de situations qui traverseront tout son théâtre? Sans doute faut-il, avant de les ranger aux rayons du  répertoire tchékhovien consacré, les rendre à l’anarchique prolifération de l’ébauche et à la liberté d’une vie inapaisée. C’est peut-être, même en dépit d’un spectacle qui dure trois heures trente, le mérite essentiel de la tentative du collectif les Possédés de s’emparer de Platonov.

Étirements et bâillements  au sortir d’un long hiver. On fume, on devise mollement, on boit, on somnole,  « on s’ennuie un peu »  soupire la maîtresse des lieux Anna Petrovna.

Semés sur toute l’ouverture du plateau, fauteuils et tables de jardin, jeux de boules, vélo de home- training, maillets de croquet, jouets d’enfant et  instruments de musique décrivent  un espace indéterminé, ni intérieur ni extérieur. Dans ce bric-à-brac d’accessoires épars, tout dit la vacance et le désœuvrement. Il s’agit d’un espace poreux, vacant, où tout le monde a ses entrées, des réprouvés aux élus, des juifs fortunés au brigand Ossip.  Le second acte se déroulera sous les frondaisons d’une forêt qu’évoquent les lambeaux d’une tapisserie déchiquetée, et l’entrée de la maison d’école se réduira aux montants d’une armoire délabrée. Délibérément contemporains, lieux et costumes ne marquent aucun ancrage dans ce XIXe siècle russe finissant où écrit Tchékhov.

Cet espace de jeu est comme en attente d’un héros. Il surgit en la personne d’un Hamlet de province doublé d’un Dom Juan sans envergure. Platonov est celui qu’on attend et dont on semble encore tout attendre. Homme de toutes les promesses il n’en tient pourtant aucune. Jadis étudiant brillant, il n’est plus qu’un époux et un père inconsistant. Celui qu’on annonçait comme « notre philosophe » n’est qu’un modeste maître d’école.  Dans ce lieu  que ne délimitent ni portes ni baies vitrées (indiqués par la didascalie initiale), le cosmos d’un ordre social organisé semble laisser place  au chaos d’une chambre d’enfant, et le propos philosophique attendu, aux provocations cyniques d’un « Platon miniature. »

Car, d’entrée de jeu, tout semble voué au vide et à l’inachèvement, à l’enseigne de cette partie d’échecs qui, à peine ébauchée entre la Générale et le médecin Triletski, tourne court. Car rien n’adviendra vraiment des festivités attendues, ni le repas dont on se languit, ni le feu d’artifice annoncé réduit aux piétinements de vieux enfants pataugeant dans des baignoires gonflables, ni la relance des anciens désirs ni même les espoirs de vie future ; tout cela ressurgit à la faveur de ce Songe d’une nuit d’été où l’alcool tient lieu d’élixir magique et où le chassé-croisé amoureux vire à l’impasse.

Héros déchu, Platonov ne brille et ne s’affirme plus que dans le cynisme et la négativité. Il traite Sacha son épouse en petit animal domestique, persécute la jeune Grékova et s’ingénie à détruire gratuitement le couple formé par Sonia et Voïnitsev. Rodolphe Dana lui prête sa silhouette massive. Il entre tel  un taureau dans l’arène. Sous  les dehors d’un être pulsionnel et sanguin, ce Platonov n’emprunte pourtant à Hamlet que ses velléités et à Dom Juan qu’un pouvoir de séduction involontaire. Son caractère, avouera-t-il, est de « n’avoir pas de caractère ».

Loin des langueurs « tchékhoviennes » et des profondeurs de « l’âme russe », ce qui frappe dans cette mise en scène, c’est sa vitalité parodique et crépusculaire qu’animent les mirages de la « vie nouvelle ». Le collectif les Possédés ponctue la pièce d’intermèdes musicaux et de numéros qui s’enchaînent comme dans une parade grotesque.  Ainsi les personnages semblent saisis par des accès de  vitalité sporadique qui tournent peu à peu à la vaine gesticulation de pantins dérisoires. Tout se passe comme si toute cette dépense à vide n’était suscitée que par la présence de Platonov.

Être déchu, héros d’un roman non écrit, il reste, à son corps défendant, objet de fascination pour tous ceux qui l’entourent, à commencer par les femmes : ainsi la romanesque Sofia, l’ancien amour délaissé; ainsi l’étudiante en chimie Grékova ; ainsi la Générale.

Emmanuelle Devos est Anna Petrovna. Veuve de général, encore sûre de son charme, elle entend apprivoiser Platonov comme elle sut  dompter le sauvage Ossip qui lui mange, pour ainsi dire,  dans la main. Rien ne semble  l’atteindre  vraiment des crises de nerf de Grékova, ni  des jérémiades de son cocu de beau-fils, ni de la fin atroce d’Ossip. Elle n’agit finalement que pour son propre compte. Maîtresse femme, elle entend se mesurer à égalité à Platonov.  Cheveux remontés en chignon, elle troque sa robe de soirée rouge pour le short et les bottes de cuir de l’amazone, et vient s’offrir à l’homme qu’elle a aristocratiquement élu entre tous comme le seul partenaire auquel elle puisse se mesurer.

En vain cependant, car   à ce jeu de miroir, tout se révèle factice, inconsistant, à l’instar de cette forêt réduite au chromo d’une toile peinte défraîchie et de ce dérisoire feu d’artifice qui ne salue aucun triomphe. Dans ce monde dévasté, tout menace à terme de ruine comme ce portail d’école qui se disloque à la moindre pression, comme la propriété des Voïnitsev vouée à l’abandon, comme ce bureau dévasté où  Platonov termine son existence, tel un brouillon chiffonné parmi les papiers qui jonchent le sol.

Sans doute le vide existentiel qui habite Platonov  frôle-t-il le vertige nihiliste où un Stavroguine entraîne toute une petite communauté provinciale. A cette différence  près que, chez Tchékhov, le drame ne se hisse pas à la hauteur métaphysique et criminelle  des « Démons » de Dostoïevski.  Ici, même la mort ne semble pas se prendre vraiment au sérieux: le vieux Venguérovitch se relève de son attaque, Sacha survit à sa double tentative de suicide, Platonov échappe au couteau d’Ossip et Sofia doit s’y reprendre à deux fois pour  l’abattre.

Tchékhov semble hésiter à donner un dénouement à cette vie convulsive qui s’éternise mélodramatiquement et s’achève en fait-divers. Tandis que les pleurs se mêlent aux ultimes soubresauts de l’agonie, les mauvaises plaisanteries et les platitudes philosophiques du médecin Triletski font office d’éloge funèbre, Ainsi seulement, le « héros » Platonov gagne-t-il son ironique part d’éternité.

Christian DRAPRON théâtre contemporain.com 26/ 01/ 2015

Laisser un commentaire