Par autan

Mise en scène François Tanguy

Avec : Fröde Bjørnstad , Samuel Boré , Laurence Chable , Martine Dupé , Erik Gerken , Vincent Joly , Anaïs Muller.  François Fauvel lumières , Éric Goudard, Création son, Julienne Rochereau Régie lumière, Emmanuel Six Régie son Typhaine Steiner, lumière, scénographie François Tanguy, photographie Jean -Pierre Estournet.

J’ai découvert François Tanguy en 1988. Convié à parler du Jeu de Faust à un public d’enseignants dans le cadre des Options Théâtre nouvellement  créées  par Jack Lang, il s’est glissé silencieusement dans notre petit cercle. Peu d’entre nous  le connaissaient et, pour  la plupart, nous  ignorions  tout de l’aventure du Radeau et de la Fonderie du Mans.  Peu disert sur « son » Faust » et, quand bien même nous lui tendions la perche, Tanguy ne cita  guère Marlowe ou Goethe. Aux discours dramaturgiques, il préférait recourir à un livre ou à une musique.

Il  parla donc d’autre chose ( Ainsi de René Char dont on venait d’apprendre la disparition). Toutes références culturelles ravalées, Il ne restait plus qu’à aller y  voir de plus près

Ce fut le Chant du bouc, l’émerveillement, de Choral, des Cantates, de Bataille du Tagliamento et de la plupart des spectacles qui ont suivi. Face à ‘expérience surprenante qui bouleversait toutes nos habitudes de spectateurs accoutumés à la littérature dramatique. Il fallu bien commencer à se demander quelle force énigmatique  jetait sur le plateau ces étranges silhouettes affairées,  balayait cimaises et cadres manipulés à vue; quel souffle relayait chuchotements et bavardages qui nous parvenaient de quelque fragile Babel; quels idiomes entrecoupés  de soudaines bouffées musicales nous atteignaient jusqu’à la moelle.

Le vent  avait déjà commencé à souffler qui  soulevait légèrement les lais de papier peint des murs et menaçait les fragiles équilibres  de corps, de meubles, de cadres, de rideaux  et de cimaises en mouvement.

On ne sait trop quelles cimes, quelles vallées a parcouru  François Tanguy. Mais on sait qu’avec l’équipe du Radeau,  il  comptait au nombre de ses compagnons de route Shakespeare, Kafka , Kierkegaard, Nietzsche,  R. Walser, Gaston Bachelard et tant d’autres; Que de Bach à Ligeti,  il savait faire appel  à des musiciens  que ne rebutait  pas le recours à la fanfare et  aux danses folkloriques.

En décembre  2022, la presse annonçait la disparition soudaine de François Tanguy à l’orée des premières représentations de Par autan à Gennevilliers.

Il manque, il va manquer terriblement.

Par autan c’est d’abord le bric-à-brac de cet étrange grenier à peine délimité par de fragiles cloisons de bois , des châssis et des fenêtres qui ne s’ouvrent sur aucun dehors.  Une voix s’élève pour évoquer  les eaux calmes du  Léman,  l’impassibilité des montagnes et des glaciers soustraits à l’artifice de tout  décor.

 Cela commence dans  l’immobilité muette  des corps et du fouillis des accessoires:  téléphone, matériel de projection et autres objets de brocante qui sont relégués là.  Une hermine naturalisée  se tient au milieu de la grande table dressée sur toute l’ouverture du plateau, en attente d’on ne sait quel banquet. On discerne un piano en souffrance. Une sorte de glissière en pente douce court à la lisière de la scène. 

Assise sur une sommaire chaise de cuisine une femme semble fixer quelque point aveugle par-delà  la  ligne d’horizon que dessinent les rangées  de spectateurs. Sur sa droite, face à un miroir opaque qu’aucun reflet n’anime, on discerne une silhouette  chapeautée, à l’apparence de pantin sans vie qui semble empruntée au théâtre de Kantor.

Comme souvent chez Tanguy, c’est du dedans même de ce univers de brocante que l’espace sans au delà ni perspective s’ouvre, se creuse et prend vie ;  que la stase initiale fait bientôt place au ballet des châssis et des cadres manipulés à vue.  On rafistole,  on accroche e sommairement ici et là de pauvres chromos , tandis qu’accrochée de guingois en fond de scène,  la Danse paysanne de Brueghel  semble rivaliser  avec l’immobilité ambiante.

La femme se lève et sort  lentement tandis que sa voix poursuit seule une histoire,  un conte qui parle d’une princesse prisonnière de la tour où un lion secoue  ses chaînes. Surgit alors un chevalier traînant la longue rapière avec laquelle il  triomphe rapidement de quelques fantoches dont les cadavres  s’abattent lourdement à la lisière d’un petit rideau latéral. Bientôt comme dans un jeu d’enfants,  les morts se relèvent pour participer à une toute autre histoire qui, à ce qu’il semble-t-il, a déjà commencé .

Ce sont les quelques joyeux convives de la Noce de Tchékhov  qui accompagnent la jeune mariée en robe de  tulle blanc dont on célèbre les épousailles avec  un vieux  général  caricatural et rondouillard. S’enchaînent selon l’usage  toasts, rodomontades du général, défilé de silhouettes replètes, larmes et conseils de la mère et pâmoisons  de l’épousée dans une folle pantomime qui  vire bientôt  à la querelle de famille. 

C’est alors que, selon Robert Walser, « comme pressé d’annoncer un malheur, un vent de tempête fait irruption et ne trouve pas  la sortie. » Vent de colère balayant  tout sur son passage, une puissante soufflerie gonfle brusquement les  rideaux de scène, dont elle fait furieusement cliqueter les anneaux.

 L’autan est le nom de ce vent puissant qui, comme soustrait aux lois et prévisions météorologiques,  se mue en bourrasque,  en pure  puissance dynamique.  Ainsi dit Bachelard dans  l’Air et les songes : « Le vent, dans son excès, est la colère qui est partout et nulle part, qui naît et renait d’elle-même, qui tourne et se renverse…  Il n’a toute sa puissance sur l’imagination que dans une participation essentiellement dynamique. » 

Sans doute le vent n’offre-t-il pas ici la matière d’une métaphore commode.  Il nous  renvoie à une expérience singulière du théâtre conçu  comme un  champ de forces,  un espace  autonome qui se modifie, se raréfie ou se densifie au rythme de sa respiration propre.

Ainsi,  paroles,  musiques et  corps humains se bousculent, se télescopent et permutent pour faire naître,  au prix de surprenantes métamorphoses, toute une galerie de figures  à la manière des « cadavres exquis » surréalistes.

François Tanguy n’a pas renoncé à puiser dans ses réserves   le grotesque et le merveilleux, à user de toutes les ressources d’un humour dont il ne s’est jamais départi.  Dans ce carnaval spasmodique  chaque protagoniste s’empare au hasard des fripes que  déverse en vrac depuis les cintres la manne d’une panière à costumes. Tandis qu’une cantatrice erre à la recherche de sa voix, les corps eux-mêmes sont livrés à d’étranges mutations.   Les perruques juchées à la diable sur les têtes  forment de fragiles  édifices,   fixées de travers, fausses barbes et moustaches menacent  à tout moment de se décoller

Émergeant d’un divan en fond de scène, le Prince de Hombourg  lève  ce qui semble un membre fantôme qu’il chausse,  en vue d’on ne sait quelle bataille, d’une hautes cuissarde. Plus loin, quatre sbires se serrent  étroitement sur un petit banc. Jusqu’à ce que,  d’une légère poussée latérale, l’entrée d’un  cinquième larron provoque l’éjection burlesque  du  premier de la file. Dans un extrait de  Richard III, l’assassinat de Clarence s’agrémente des réparties clownesques de ses deux meurtriers.

Ainsi textes musiques lumières et corps convoqués par Tanguy n’esquissent pas un horizon de sens arrêté. De même, ce qu’on a parfois hâtivement désigné comme un « théâtre d’images » ne consiste pas en un défilement de figures closes porteuses de sens. Ne délivrant nul message.   Rompant le fil continu d’une intrigue conduisant au cul de sac d’un dénouement, tout se plie  à cette bourrasque qui rebat les cartes, dérange l’immobilité initiale des figures. L’autan arrache des mains des protagonistes les feuillets de la partition écrite qu’on identifie au passage, il reconfigure  le dessin  des physionomies et l’enchainement des séquences.

A rebours d’une dramaturgie du texte écrit, c’est une poétique du fragment qui naît peu à peu; une scénographie inédite qui se refuse à l’espace clos du naturalisme théâtral. On retrouve, comme livré aux caprices de ce que Maurice Maeterlinck appelait  « l’immensité mouvante ». ce qui pourrait être le cabanon délabré de la Ruée vers l’or. qui glisse et résiste coûte que coûte à la bourrasque qui le fait osciller sur la pente de l’abîme.

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