Pelléas et Mélisande

de Maurice Maeterlinck

Mise en scène Julie Duclos

Odéon Théâtre de France, Ateliers Berthier, du 25 février au 21 mars 2020, du mardi au samedi  à 20h, dimanche à 15h.
Avec Vincent Dissez, Philippe Duclos, Stéphanie Marc, Alix Riemer, Matthieu Sampeur, Émilien Tessier, et en alternance Clément Baudouin, Sacha Huyghe, Eliott Le Mouël
Scénographie Hélène Jourdan. Lumière Mathilde Chamoux. Vidéo Quentin Vigier. Son Quentin Dumay. Costumes Caroline Tavernier Assistanat à la mise en scène
Calypso Baquey

C. Raynaud Delage

Œuvre créée en France par Lugné-Poe en 1892, Pelléas et Mélisande reste un objet théâtral incommode. Ce drame réduit à la succession de courtes scènes éclatées en lieux divers a fait de Maeterlinck une sorte de Shakespeare maigre et une énigme dramaturgique.  Lesté de son poids de machinerie, de stuc, de toiles peintes et de son folklore néo-gothique, il semble n’être resté longtemps recevable que dans l’ombre portée du succès lyrique que lui assura Debussy.

Avec Maeterlinck nous abordons les contrées de l’inconscient. Ces terres désolées entre guerre et famine, sur lesquelles règne un vieux roi mourant qu’on ne verra pas, ne renvoient à aucun territoire connu. Elles appartiennent au monde intermédiaire des limbes, entre sommeil et rêve, entre vie et mort.

À la limite de la mer bordant le royaume d’Allemonde, sur un ilot rocheux, au cœur d’une forêt obscure, un chasseur égaré découvre Mélisande, jeune princesse meurtrie et en larmes. Meurtrie par quoi, par qui ? Rescapée de quel naufrage, survivante de quel désastre dynastique ? On ne le sait ni ne le saura vraiment. La séquence vidéo qui ouvre le spectacle de Julie Duclos livre les images tremblées d’un monde post-apocalyptique. Filmée par Quentin Vigier, même rendue à ses couleurs et à ses bruits familiers, la forêt marécageuse de la première scène reste marquée d’une dangereuse entame de maladie et de mort qui n’est pas sans évoquer l’inquiétante étrangeté des paysages du Stalker de Tarkovski.

Le passage du film à la scène marque une première ellipse de temps. Nous apprenons alors que celui-là même qui a secouru Mélisande, Golaud, homme de proie (admirable Vincent Dissez), veuf déjà grisonnant, l’a épousée, rompant du même coup  le mariage politique auquel son grand-père, le vieil Arkël, l’avait promis.

Peu à peu, Pelléas, demi-frère de Golaud, et Mélisande s’éprennent innocemment l’un de l’autre. L’intrigue pourrait se réduire à un drame de la jalousie à la manière d’Othello. Cependant, la mise en scène de Julie Duclos s’ingénie à rendre sensible la part d’ombre et le caractère indécidable des motivations des personnages. Mathieu Sampeur est un Pelléas tout en élans et reculs, et Alix Riemer une vibrante Mélisande. Mais qu’est-ce qui pousse vraiment Pélléas à vouloir fuir le château au prétexte de la mort imminente d’un ami ? Quel étrange acharnement Golaud met-il à faire courir aux deux enfants le risque de la chute dans un gouffre pour retrouve l’anneau de noces perdu ? Que fuit-il dans ses errances au plus profond de la forêt ? Quel animal sauvage y traque-t-il au risque de sa propre vie ? De quel mal secret souffre Mélisande ?

S’il y a du monstrueux, de l’innommable, une part maudite à préserver,  ils nous restent inconnus.

Julie Duclos s’est attachée à rendre sensible la dialectique du visible et de l’invisible à l’œuvre dans le drame. Ce qui est vu est-il vraiment vu ? Ou bien n’est-il qu’entrevu, ou simplement halluciné ? Quelle scène Golaud croit-il surprendre par les yeux de son petit garçon Yniold grimpé sur ses épaules ? Un adultère réel ou bien deux ombres que la lueur de la lune prolonge jusqu’au mirage de l’étreinte ?  Du moins,  c’est assez pour qu’il tue Pelléas.  Quant-à Mélisande en proie à on sait quel mal, elle se meurt doucement après avoir donné naissance à une fille, «petite figure de cire » presque sans vie « dont même un pauvre ne voudrait .pas. »

La nuit qui gagne peu à peu semble sceller la destinée d’êtres inquiets qui paraissent sortis d’un théâtre d’ombres. Qu’il s’agisse des plus âgés comme Arkël (qu’incarne l’excellent Philippe Duclos qui  tenait déjà le rôle dans la belle mise en scène d’Alain Ollivier en 2005), de l’homme fait qu’est Golaud,  ou   des enfants que sont encore Pelléas et Mélisande, aveugles à leur propre désir Ainsi parle d’abord le vieil Arkël : « Je suis très vieux et cependant je n’ai pas vu clair, un instant, en moi-même… » De même, à la fin, comme n’ayant rien retenu de la soudaine violence du meurtre de Pelléas, Mélisande appelle Golaud à son chevet. Non pour lui réclamer un repentir ou lui accorder son pardon, mais pour le rendre à la nuit d’où il est sorti et à l’abîme d’aveuglement qui l’égare.

Le dispositif conçu par Hélène Jourdan, présente un vaste espace stratifié sur deux étages que module à vue un jeu de panneaux coulissants. A l’étage supérieur, portes, murs lambrissés  et fenêtres ajourées de petits carreaux font jouer les rais de lumière que relaient en direct de petites lampes. Dans les belles pénombres conçues par Mathilde Chamoux, les appartements d’Arkël évoquent les.intérieurs lisses d’Hammershoï. A l »étage inférieur,l’espace s’ouvre en son centre sur un horizon indéterminé, tandis qu’à droite, un simple lit indique la chambre de Golaud et Mélisande. Les panneaux coulissants relaient à l’occasion un vaste transparent faisant office d’écran sur toute la largeur du plateau

Ce lieu machiné fonctionne comme un prisme kaléidoscopique où les images se dispersent, se fragmentent, où les plans glissent les uns sur les autres en travelling. Le recours au cinéma qui creuse ou densifie l’espace fait alterner, non sans virtuosité, lointains et gros plans, dehors et dedans. Cependant, le procédé n’est pas sans risque Ainsi, dans la belle scène où le petit Yniold, juché sur les épaules de son père lui décrit ce qu’il voit au dehors, le visage en gros plan de l’enfant finit par  obturer toute ligne de fuite pour l’imaginaire du spectateur. Est-ce crainte que la page ne soit pas assez couverte de signes? Pourquoi faire référence à la contemporanéité par le recours aux T. shirts à motif imprimé arborés par Yniold et Pelléas? Pourquoi une chanson de Barbara à la place de celle de Mélisande qui dit: »Les trois sœurs aveugles / Ont leurs lampes d’or… » ?

Le spectacle fonctionne mieux là où, scandées par les subtiles ponctuations sonores de Quentin Dumay, les changements de focale opèrent directement comme une pulsation de l’espace et du temps. Alors, plutôt que d’épouser les ressorts de la causalité psychologique et de la temporalité « naturelle », le drame se noue et se dénoue au gré des plis et replis de ce que Maeterlinck nomme «l’immensité mouvante ». Reprenant à Kristian Lupa le subtil travail de l’improvisation et de la construction du « paysage », Julie Duclos et son équipe renouent avec l’univers poreux de cette œuvre hantée par la présence active et inexplicable de l’invisible.

« Le véritable tragique de la vie, écrit Maeterlinck, le tragique normal, profond et général, ne commence qu’au moment où ce qu’on appelle les aventures, la douleur et les dangers sont passés. » (Le tragique quotidien, in Le miroir des humbles).

Étrange tragédie sans faute ni procès, Pelléas et Mélisande est bien, à ce compte, un drame au passé; mais un passé immémorial à l’instar des grandes fables tragiques où le frère tue le frère ; un passé qui renoue également avec le merveilleux des contes où le sortilège d’une infime piqure d’épingle suffit à mettre une jeune fille en péril de mort… « Elle ne pouvait pas vivre… Elle est née sans raison…pour mourir ; et elle meurt sans raison » conclut le médecin appelé au chevet de Mélisande.

Rien ne se sera donc passé, ou presque. A peine le temps d’un clignement de paupières durant lequel il aura fallu affronter les dangers, entrevoir les mâchoires du loup, le couteau de l’Ogre, ou entendre le pas lourd du Minotaure. Ce spectacle témoigne, par-delà l’usage « démonstratif » ou polémique de la parole, par-delà le tumulte de l’action et le jeu des passions, d’une sensibilité réelle à ce que Maeterlinck nomme : « le dialogue plus solennel et ininterrompu de l’être et de sa destinée »

C. Drapron

3 réflexions sur “Pelléas et Mélisande

    1. J’ai laissé un commentaire. Très beau texte ! 2 fautes-coquilles… Je te dirai… Bises. G

      Le mer. 4 mars 2020 à 22:17, Crayonné au théâtre. Blog réalisé par Christian Drapr

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