Retour sur Go down Moses de Roméo Castellucci. Une dramaturgie de l’image muette

Derrière un transparent, un groupe de spectateurs policés déambule autour de l’image muette du lièvre de Dürer. À partir de l’antre d’un de ces  white cubes où l’art s’expose aujourd’hui. Roméo Castellucci nous conduit dans sa camera oscura jusqu’au  point aveugle de l’image. Tel le lièvre, il creuse ses galeries, aménage le lieu de son  théâtre. On va du blanc de l’espace muséal surexposé au trou noir du scanner où s’engouffrera un corps. Ce théâtre se déploie  entre l’artifice glacé des technologies de pointe, (ainsi l’énigmatique rotor où s’enroule une chevelure, le scanner) et la caverne primordiale où s’inventent les obscurs rituels de l’accouplement et de la mort.

Castellucci nous confronte à l’irreprésentable rapporté à l’interdit de la loi mosaïque : « Tu ne formeras point d’image… » Mais ce qui, par définition, ne saurait relever d’aucune image déterminée peut néanmoins surgir du  déchirement même des images, entre l’interdit iconoclaste qui les frappe et leur prolifération baroque, au point de croisement  entre Ancien et Nouveau Testament. C’est sur ce fond théologique qu’il construit son théâtre.

Déjà,  Sul concetto di volto nel figlio di Dio, déclinait paradoxalement les figures de  l’incarnation. Le corps Glorieux et le corps souffrant de la Passion, le visage lumineux du Christ d’Antonio de Messina et la déchéance d’un vieillard incontinent se croisaient dans l’évocation d’un troublant Ecce homo. De telles associations n’ont pas manqué de scandaliser nos intégristes adeptes de la lettre et friands d’imagerie sulpicienne.

Avec Go down Moses, on passe de la figure du  dieu fait homme à l’évocation du dieu sans nom ni visage que seul Moïse eut le privilège de  contempler en face. Au visage maculé d’excréments du Christ de Sul concetto, répond, la détresse affolée d’une femme accouchant seule dans des toilettes qu’elle éclabousse de son sang. De même que la plainte d’enfant et l’agitation spasmodique d’un sac dans une poubelle rééditent sordidement l’histoire de  Moïse abandonné, cette naissance catastrophique est une préfiguration paradoxale du geste inaugural de l’art. Le cube de carrelage blanc maculé de sang où accouche la femme vient en contrepoint de  l’espace aseptisé du white cube muséal.  Le transparent se fait caisse de résonance des coups frappés contre la porte derrière laquelle la femme se vide de son sang, et  support où s’inscrit  rythmiquement  l’empreinte des mains trempées de pigment où on reconnait les premières traces de l’art pariétal.

L’art de Castellucci se veut une quête de l’origine supposée religieuse de l’art. Il ne redouble pas le fiat ni ne singe la création divine. C’est pourquoi il n’invente ni ne crée de nouvelles images. Il en réalise le nombre fini et  s’emploie à les replier les unes sur les autres, de sorte que leur variation laisse transparaître peu à peu une même structure. Ainsi  chaque séquence tend vers  une « scène primitive »,  répète la naissance d’un théâtre tragique, un  sacrifice originel.

C’est ce qui fait la force et la limite de ce spectacle : d’une part il nous touche par sa rigueur, sa violence et sa richesse plastique ; d’autre part, il se referme sur l’échec du discours. C’est ce qui donne lieu à la longue scène d’interrogatoire de la femme muette et ensanglantée dans un commissariat. Le laconisme des images cède alors la place au vain dialogue théâtral autour de l’énigme d’un abandon d’enfant.  Dans un souci faussement démonstratif, la démarche du plasticien cède à la dramaturgie naturaliste du fait-divers et l’expérience sensible tourne au bavardage sur l’impossible délivrance d’un « message » articulé. Le  Gospel qui donne son titre au spectacle se réduit finalement au laconique S.O.S. qu’à l’intérieur de la grotte une main trace sur le transparent. Par-delà les diverses stations de ce spectacle, l’art se fait cri : à la fois appel à la délivrance et cri  de détresse.

Christian Drapron. Théâtre contemporain.com 14/11/2014

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