Après la tragédie Le Triomphe de l’Amour de Marivaux

© Pascal Gely

Théâtre des Bouffes du Nord (15 juin – 13 juillet 2018)
Mise en scène Denis Podalydès,  Direction musicale Christophe Coin, Scénographie Eric Ruff Costumes Christian Lacroix, Lumières Stéphanie Daniel
Avec Edwige Baily Hermidas, Jean-Noël Brouté Arlequin, Christophe Coin Musicien, Philippe Duclos Hermocrate, Stéphane Excoffier Léontine, Leslie Menu Phocion, Dominique Parent Dimas ,
Thibault Vinçon Agis.

Sorte d’ilot marécageux parcouru de canaux, ce lieu conçu par Eric Ruff s’écarte sensiblement de la belle ordonnance du jardin à la française. Territoire d’enfance où on se faufile dans les hautes herbes qui entourent la resserre délabrée qui tient lieu de coulisse intérieure et de cellule au philosophe Hermocrate (à qui Philippe Duclos prête sa longue silhouette d’ascéte ou de Saint Antoine laïque saisi par la tentation), ce jardin  relève aussi de l’univers du conte où, avec  crainte et fascination, on se jette délibérément dans la gueule du loup.

C’est aussi une sorte de Z.A.D si on veut où la resserre constitue un petit observatoire mobile d’où s’exerce une surveillance que renforcent le gaffeur Arlequin (Jean-Noël Brouté)  et le rugueux jardinier Dimas (Dominique Parent). Certes, tout, dans ce lieu respire la paix. On y cultive des légumes, on y lit, on y fait de la musique. Mais pour ce qui est de l’amour, c’est un désert. C’est que l’amour frappé d’interdit porte les stigmates d’une faute originelle résumée brièvement d’entrée de jeu.

A la faveur d’une campagne militaire qui a éloigné Léonidas de Sparte, le Prince Cléomène lui a ravi sa femme. Averti de son infortune, Léonidas, à la tête de ses troupes a  détrôné Cléomène et fait enfermer les deux amants qui mourront en captivité. Reste qu’avant de suivre Cléomène dans la tombe, la Princesse a donné naissance à un garçon, Agis (Thibaut Vinçon), qu’on a pris soin de soustraire à la vengeance de Léonidas pour le confier secrètement au philosophe Hermocrate  que seconde sa sœur la prude Léontine (Stéphane Escoffier). Quant-à Léonidas, parvenu sans héritier au terme de son règne, il a remis son pouvoir à un frère dont la fille, Léonide  assure désormais la succession.

Un adultère, une vengeance, un trône usurpé, deux orphelins rivaux ; voilà de quoi nourrir une guerre dynastique et fournir l’argument d’une relance de la tragédie.  Prévenu contre une passion qui fit la ruine de ses parents,  Agis n’a-t-il  pas été élevé dans la haine de Léonide ? Hermocrate n’invoque-t-il pas un éventuel regroupement des partisans du jeune Prince en vue de la reconquête? N’est-ce pas enfin pour le livrer au saccage et à la ruine que, travesties en garçons,  Léonide-Phocion (Leslie Menu) petite renarde à tignasse rousse et à la veste écarlate, et sa  suivante délurée Corine-Hermidas (Edwige Baily) vêtue couleur taupe,  se sont  introduites dans les jardins du philosophe?

C’est pourtant bien l’amour qui a conduit la jeune Princesse hors des enceintes de Sparte, jusqu’ au cœur de l’épaisse forêt où elle s’éprit un jour du bel Agis. C’est ce qui va faire de ce lieu bien gardé un terrain d’aventures romanesques improvisé (le nom de Phocion adopté par Léonide ne vient-il pas de l’Astrée ?)

Nul plan prémédité n’assure cependant  la réussite de l’entreprise. C’est ainsi qu’à peine introduites dans le jardin, Léonide et Hermidas sont percées à jour par Arlequin et le jardinier Dimas. C’est paradoxalement au  prétexte d’une déclaration d’amour doublée  de la demande d’une leçon de désamour que,  démasquée, Phocion,  parvient à vaincre les réticences de l’austère philosophe pour prolonger son séjour dans le jardin : « Je ne vous dis point que je vous aime, afin que vous m’aimiez ; c’est afin que vous m’appreniez à ne plus vous aimer moi-même », déclare-t-elle à Hermocrate.

Il faut donc faire feu de tout bois pour  lever interdits et résistances, séduire Léontine sous le masque de Phocion et Hermocrate sous celui d’Aspasie (Le nom de la courtisane dont la légende rapporte qu’elle tourna Aristote en ridicule n’est pas choisi ici par hasard) ; payer à prix d’or le silence des valets et le philosophe de la fausse monnaie d’un sophisme qui sonne comme un défi, distraire la pruderie de sa soeur Léontine d’un portait et d’une promesse de mariage pour les jeter à leur tour à l’aventure, hors du jardin;  enfin, conduire Agis de l’amitié désintéressée à l’épreuve de la reconnaissance amoureuse.

Ainsi, Marivaux qui, à ses débuts, se rêva auteur tragique, s’ingénie à en conjurer ici les prestiges et  la pulsion de mort.  Non exempte de cruauté, c’est la parole qui opère insensiblement le glissement cathartique vers la comédie. D’aucuns peuvent s’agacer d’une mise en scène qui paraît renouer avec un certain classicisme marivaudien ; sacrifier à quelques procédés formels (la parade chorégraphique à laquelle se  livre Phocion sous le regard intrigué d’Hermocrate) ou  des « trouvailles » un peu appuyées (Plaisir d’amour entonné en chœur par les protagonistes de la pièce). Mais, plutôt que de ré-ensauvager Marivaux, Denis Podalydès  s’attache à suivre précisément la façon dont les élans du corps et du cœur épousent  les méandres d’une langue où le désir se cherche et, contre tous les artifices de la raison, fraie son chemin tambour battant dans les herbes folles du jardin.  Point de guerre donc, mais la bataille de chiffonniers que se livrent Corine et Arlequin s’achève en étreinte et la balourdise d’Agis soulevant  à bout de bras la fluette Léonide-Phocion tient autant de la maladresse sexuelle que de la démonstration d’amitié virile. Il n’est, jusqu’à l’ébauche du  geste meurtrier retourné par dépit contre Aspasie qui ne trahisse l’amour fou qui triomphe finalement du drame passionnel.

Mais la comédie n’est pas sans reste. Seuls Léontine, en paysanne endimanchée  et Hermocrate emperruqué, tous deux empêtrés dans leurs dentelles,  sont laissés sur place. Exclus des réjouissances annoncées, abandonnés, hébétés et  pantelants parmi leurs bagages, ils sanglotent tels les pantins qu’agitent les soubresauts d’une impossible tragédie et d’une idylle romanesque qui s’est  dissipée comme un rêve. Ils n’en sont pas pour autant caricaturaux. Leur douleur sensible émeut. Ainsi, le triomphe se teinte d’amertume, et la  cape de velours noir par laquelle Phocion  restitue Agis au  sérieux de l’exercice du pouvoir n’a-t-elle pas déjà la couleur d’un adieu mélancolique à l’enfance et à la jeunesse ?

 

Christian Drapron

 

Une réflexion sur “Après la tragédie Le Triomphe de l’Amour de Marivaux

  1. Je viens de voir la pièce. Le jeu de la troupe s’est affirmé et l’expérience acquise par les jeunes comédiens permet à Philippe Duclos d’être moins seul que semblaient le regretter les critiques l’an dernier. Leslie Menu tient solidement le rôle principal. L’intention comique des valets de comédie est d’une efficacité redoutable. La langue de Marivaux qui nous guide dans un labyrinthe de sentiments nous est rendue parfaitement intelligible. Seul notre coeur est malmené par le libertinage et le cruel destin d’une dynastie sortie des palais de la tragédie classique pour s’échouer dans une cabane misérable perdue au milieu des marais.

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