Les Émigrants d’après W.G. Sebald

Mise en scène Krystian Lupa. Odéon Théâtre de France (13 janvier / 4 février 2024)

(photographie Simon Gosselin)

(mise en scène Krystian Lupa. Théâtre de l’Odéon, du 13 janvier au 4 février 2024( Avec : Pierre Banderet, Monica Budde, Pierre-François Garel, Aurélien Gscswind,, Jacques Michel , Mélodie Richard,Laurence Rochaix,Manuel Vallade, Philippe Vuileumier.

S’il y a un « univers » de Lupa, il ne se présente pas à l’image d’un monde complet et achevé à la manière d’un tableau. Il s’agit d’un monde proliférant, toujours à créer et à inventer à la manière du pays de Juskunia dont, enfant, il se plaisait à remodeler les plans selon une cartographie sans cesse remise en question et dont il se voulait le seul à détenir la clé.

Des quatre épisodes des Emigrants de Sebald , il n’a retenu que ceux concernant Paul Bereyter et Ambros Adelwarth. Chacun de ces personnages erre autour d’un traumatisme ou d’une sorte de trou noir dont il suit les contour sinueux à la manière de ce que Fernand Deligny eût appelé une «ligne d’erre». Plutôt qu’à un enchaînement logique ou psychologique déterminé, il semble obéir à un tropisme, tel celui qui commande l’envol des oiseaux migrateurs ou la quête instinctive du chien à la recherche de sa route . Ainsi, tourne-t-on autour d’un vide ou d’un point aveugle que Lupa, dans Le Procès, évoquait métaphoriquement sous les figures de l’irregardable Méduse, du Minotaure ou de ce qu’il désignait comme l’Innommé point d’horreur du fascisme et de la Shoah

Dans Les Emigrants de Sebald, Paul Bereyter et Ambros Adelwarth entretiennent ainsi un rapport singulier et paradoxal à la judaïté et à la Shoah . Un élan d’empathie informulé porte Paul Bereyter vers l’existence menacée de sa collègue juive Helen Hollaender. De même, une intrigue dont on devine le caratère homosexuel, se noue entre Ambros Adelwarth et le jeune héritier juif américain Cosmo Solomon .

Un film vidéo nous montre d’abord Paul (Manuel Vallade) s ‘allongeant dans les herbes folles entre les rails de ligne de chemin de fer apparemment désaffectée. Ses gestes méticuleux pour retirer sa montre et se caler entre les traverses, semblent relever d’un ètrange rituel. On ne sait si ce vagabondage entre les rails relève de ces innovations pédagogiques de l’instituteur qu’admira Sebald enfant. Plus tard, une brève notice nécrologique du journal de S. avertira Sebald du suicide de Paul qui s’est jeté sous les roues d’un train.

La scène s’ouvre alors sur les rangées de pupitres de l’école de S. qu’investit une troupe d’écoliers tapageurs bientôt relayés par une nouvelle séquence filmée . Où n reconnaît un extrait de La Classe morte, hommage à Tadeusz Kantor en qui Lupa a jadis salué un second maître.

On assiste ensuite à la querelle improvisée entre Paul et sa collègue Helen (sensible et combative Mélodie Richard). On apprend enfin la disparition d’Helen déportée par «convoi spécial» vers Theresienstadt pour une destination inconnue et sans retour.

De son côté, Paul radié de l’enseignement en 1936 pour cause d’une lointaine ascendance hébraïque est mobilisé dans les troupes motorisées du Reich. Il parcourt une Europe dévastée où, dit laconiquement Mme Landau (Monica Budde), «il aura vu plus que tout homme ne peut retenir.» Démobilsé en 1945, il regagne S. où il se jette sur les rails de la voie ferrée par laquelle Helen a rejoint la nuit et le brouillard.

Indifférent à l’insondable mélancolie qui affecte les autres exilés «américains» de sa famille, Ambros Adelwarth quitte l’Allemagne l’Amérique où il passe au service du jeune et fortuné juif Cosmo Solomon (Aurélien Gschwind) avec qui il entame une relation homosexuelle.

À la suite de l’extravagant héritier, Ambros parcourt le monde de Long Island à Jérusalem, de parties de polo en acrobaties aériennes, de tables de casinos en champs de courses. Au terme de ce périple odysséen il ne regagne New York Ithaca que pour se laisser mourir entre les murs mêmes de l’asile où, vingt ans plus tôt, s’est éteint son compagnon. La vidéo suit alors la lente pérégrination des deux hommes ostensiblement vieillis (relayés par Jacques Michel et ) à travers les couloirs en ruine de l’asile d’Ithaca, qui ne sont pas sans rappeler l’errance du Stalker de Tarkovski. Rivés au fauteuil ils se livrent docilement , tels les condamnés de La Colonie Péntentiaire, aux séances d’électrochocs qui les épuisent peu à peu.

Suicide et folie scellent ainsi le temps des deuils longtemps différés. Tout semble obéir aux pulsations de ce temps qui tantôt s’étire et tantôt se resserre pour exhiber les failles et déchirures de ces existences dévastées. Car rien ne procède ici du point de vue surplombant de l’auteur ou du metteur en scène. Lupa dit avoir emprunté à Sebald le principe de l’écrivain «en retrait». En effet, ni Paul Bereyter, ni Ambros Adelwarth ne parlent ou n’agissent en première personne. Leurs parcours respectifs se réduisent aux témoignages lacunaires de Lucy Landau (Monica Budde), de la Tante Fini (Lucie Rochaix) ou du Docteur Abramsky (Philippe Vuilleumier.)

Plutôt qu’il ne s’attarde aux circonstances extérieures qui déterminent une destinée, Lupa explore l’énigme d’un silence et les méandres d’un exil intérieur. Il s’agit donc moins de raconter une histoire passée que de créer un événement au présent en le construisant de l‘intérieur; moins de susciter, à la manière de Kantor, la présence intervenante du metteur en scène que d’en convoquer le double  sous la figure kabbalistique d’un Dibbouk .

Lupa n’entend pas restituer littéralement la parole empruntée à la partition écrite de Sebald. ll s’ingénie à faire émerger du corps et de l’imagination de ses interprètes ce qu’il nomme un «paysage». La réalité onirique du «paysage» ainsi produite par l’improvisation donne accès à un autre texte inédit qui transgresse la forme écrite du récit pour opérer, dit-il , «la transmission silencieuse de ce qui dépasse les mots et le langage.»

Le cube scénique conçu pour les Émigrants ne constitue pas un cadre ou un réceptacle du drame de ces vies en lambeaux. Projections filmées, modulations de lumière et utilisation virtuose de transparents font se succéder comme des couches sédimentaires murs délabrés, papiers peints, hautes fenêtres empoussiérées qui exhibent les stigmates d’un passé révolu. L’espace se double peu à peu d’un espace mental peuplé de revenants surgis des limbes et dotés d’une vie indépendante.

Lupa se réclame en quelque sorte d’un texte inédit qui excède les codes ordinaires de la représentation. La mise en scène appelle alors un autre récit, en marge de l’existence réelle de personnages fantomatiques tirés des limbes. C’est ce qui fait de cette mise en scène de Lupa plus qu’une représentation ; un acte consistant à faire surgir des présences autres: un théâtre de revenants pour ainsi dire .

Car tous reviennent, Paul, Helen, Cosmo, Ambros et les autres protagonistes. A commencer par Sebald lui même (excellent Pierre Banderet) poursuivant son enquête auprès des quelques survivants et témoins de ce passé révolu. A l’écoute des silences de Sebald, Lupa autre Charon, semble alors reconduire ces ombres parmi nous, afin qu’elles y poursuivent clandestinement leurs dialogues silencieux et renouent le cours de leurs existences déchirées.

C.D

Une réflexion sur “Les Émigrants d’après W.G. Sebald

Laisser un commentaire