LIEBESTOD

L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux

Juan Belmonte

(Les noces mystiques d’Angélica Liddell.)

Liebestod – El Odor a sangre no se me quita de los ojos – Juan Belmonte – Histoire(s) du théâtre III. Durée : 1h50. Texte en espagnol surtitré en français, mise en scène, scénographie et costumes Angélica Liddell. Avec  Ezekiel Chibo ; Fabrice Le Rouzic ; Angélica Liddell ; Borje Lopez ; Gumersindo Puche ; Palestina de los Reyes
Lumière Mark Van Deness, son Antonio Navarro, Costumes Justo Algaba, Assistanat à la mise en scène Borja López, Production NTGent, Atra Bilis.

Création Festival d’Avignon 2021. Festival d’Automne Odéon Théâtre de l‘Europe 10-18 nov; Montpellier Domaine d’O.les 2-3 déc. 2022 .  Bruxelles Théatre de Wallonie, les 18-20 janvier. Théâtre de la Criée de Marseille les 9-11 février. 2023.

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« Quant à moi, je travaille, je continue à travailler en ayant l’envie de toréer, l’envie de toréer amoureuse, l’envie du taureau et du torero, l’envie de la mort, l’envie d’une autre histoire du théâtre. »

Angélica Liddell.

Nul besoin de se compter au nombre des détracteurs de la corrida ou des afficionados rompus aux codes de  la tauromachie pour reconnaître l’enceinte de bois, les cloisons des buurladores et la noire silhouette du taureau. Tout cela  nous renvoie nettement à l’espace de la corrida espagnole.

On sera sans doute surpris de voir  cet espace envahi par une troupe de chats fermement tenus en laisse par un colosse hirsute, torse nu et les reins ceints d’une longue jupe de femme, Les félins enragent, geignent, feulent et se débattent, toutes griffes dehors,  avant d’être rapidement escamotés par le personnage patibulaire qui les maitrise. Ce préambule paraîtrait inoffensif et dérisoire s’il ne faisait bientôt place à l’ombre menaçante  d’un  taureau de combat de dimension réelle, dont l’énorme masse noire se dresse, immobile, face à l’artiste-performeuse.

Vêtue d’une longue robe noire, Angélica Liddell entame alors une sorte de parade  faite d’invites et de provocations adressées au fauve figé, comme en arrêt avant la charge.  Elle en flatte le puissant garrot,  l’enlace le caresse et s’expose au coup de  corne qui la tuerait à coup sûr  si l’animal n’était un pur simulacre de théâtre.  Entre défi et  parade, elle passe de la  provocation à l’offrande amoureuse, dans une transe proche de  l’extase.

En même temps qu’elle s’expose et s’emploie à exciter contre elle la puissance aveugle du taureau, elle en appelle à la malédiction et aux invectives même du public: « Le public en a marre de tes hurlements, Angélica, marre de ta langue, du son de ta voix… » Elle proclame sa haine du théâtre, des esthètes, des acteurs, des actrices, et de tous les  ayant-droit; adolescents, « féministes, étudiants, écrivaillons, instagrammers sociaux-totalitaires de merde. »

Rien, pas même sa présence sur scène ne trouvant grâce à ses yeux, elle n’hésite pas à remettre symboliquement fin à sa propre existence.

Face à la bête immobile, elle esquisse, deux doigts pointés sur sa tempe,  le geste de se tirer un coup de révolver dans la tête. Puis elle s’assied, se  trousse et se lacère tranquillement les genoux, et les jambes, comme pour reproduire, à même son propre corps, les blessures infligées. à l’animal lâché dans l’arène.

Elle étreint et caresse le mufle du taureau, l’essuie d’un linge, comme pour y répéter  l’empreinte laissée par le visage du Christ sur le voile de Véronique. Les vapeurs d’encens, les blessures qu’elle s’inflige, le pain trempé de son sang qu’elle consomme en direct célèbrent le rituel d’une  communion eucharistique impure. Les stations  de la Passion s’y associent au rituel impie d’une sorte de messe noire. Le sang coule tandis que les litanies rauques du flamenco alternent avec une Cantate de Bach et que des bribes de refrains populaires se mêlent aux roulements de tambours des Saetas Santas.

Entre un char inspiré de quelque Auto sacramental baroque. Il  transporte la châsse de verre où, parmi les brassées de fleurs, gît le corps d’un jeune homme demi-nu qui exhibe les moignons d’un bras et d’une jambe sectionnés. Extrait de ce cercueil de verre où les chats ont trouvé refuge, le jeune mort est déposé entre les bras d’Angélica Liddell,  Nous assistons à ce qui pourrait être la mise au tombeau d’une figure christique dont elle s’improvise la Mater dolorosa. Elle le caresse et le berce, le couvre de ses cris et d ses lames..

L’artiste espagnole ne s’est jamais départie dans ses spectacles, du risque qu’elle associe à chacune de ses prestations. Indissociable de la tragédie, la beauté de la poésie resterait, selon elle, une simple forme sans force, pour peu qu’on en exclue ce que Michel Leiris désignait comme « la corne acérée du taureau. » Il s’agit donc de se tenir au plus près d’un danger qui, pour fictif qu’il soit, n’en réclame pas moins sa part de chair et de sang. Sur une table basse, sont ainsi disposés les accessoires d’une liturgie insolite : un pain, un verre de vin, un encensoir et des lames de rasoir requises par le rituel sanglant auquel elle a si souvent sacrifié dans ses précédents spectacles.

Qu’y a-t-il de fascinant dans ce face à face simulé avec le taureau immobile? Certes pas le petit cérémonial trop bien réglé de la corrida, . Tout tient dans l’instant où se joue l’épreuve d’une mort suspendue, toujours différée, entre l’estocade finale qui terrasse l’animal et le coup de corne fatal qui éventre le toréro.

C’est pourquoi Angélica Liddell ne reproduit pas les codes de la corrida, elle célèbre le souvenir, presque oublié de celui qui fut, avec Joselito, le légendaire fondateur de la corrida moderne : Juan Belmonte (1892 – 1962), Le mythe prête à Belmonte la réputation d’une pratique inédite de la tauromachie:l’équivalent d’une expérience spirituelle (« intérieure » aurait dit Georges Bataille,

Devenu « moderne », le public s’est rendu étranger à la tragédie. Il n’a plus d’yeux que pour la mise à mort et l’abattage en série des bêtes livrées à la boucherie. C’est ce que déplorait déjà le poète, dramaturge et admirateur de Belmonte, Valle-Inclan: « Si notre théâtre avait le frisson des corridas, il serait magnifique. S’il avait su transposer cette violence esthétique, ce serait un théâtre héroïque comme l’Iliade. Comme il en est dépourvu, il est aussi antipathique que tous les codes, de la Contitution à la Grammaire. »

C’est pourquoi, si elle revêt  « l’habit de  lumière » qui ressuscite  la silhouette androgyne du toréro, Angélica Liddell n’en singe pas pour autant l’art, les feintes,  passes et esquives. Elle invoque, de façon blasphématoire le drap « trempé de sang et de sperme » de ses noces mystiques. En célébrant le mystère du « sang de Jésus mêlé au lait de Marie. » Elle entend témoigner d’un art souverain qui n’a laissé quasiment aucune image ni aucun film. Belmonte, dit-elle,  ne toréait que « de nuit ».

Cependant, le démembrement et les mutilations infligées au corps meurtri du taureau et du toréro ne se réduisent pas au spectacle sanglant.de la corrida. Ils appellent l’avènement d’un autre corps. Par delà les stigmates de la dépouille promenée dans son cercueil de verre, se dessine l’ébauche de ce qu’Artaud nommait un « corps sans organes ».

Entre le corps glorieux sur le sable de lar et la célébration de ce « corps sans organes »,,Angéla Liddel prête au toréro la danse toute spirituelle et quasi invisible d’un ange: « Qui a dit qu’il fallait avoir des jambes pour toréer ? Oublier qu’on a un corps, c’est la seule chose qu’il faut pour toréer (…) La seule façon de se libérer de la mort est de la désirer. Il faut offrir vaillamment au destin l’endroit par lequel il pourra nous blesser.» Fidèle à cette vocation sacrificielle et mystique, désespéré d’être épargné par la corne du taureau,  Juan Belmonte ait terminé sa vie en se tirant une balle dans la tête.

Liebestod (la mort d’amour) emprunte son titre à l’air final du Tristan et Iseut de Richard Wagner. C’est ce chant déchirant qui monte finalement, réunissant les corps sans vie des amants et la dépouille du  taureau sacrifié dans l’arène.  Ainsi, Angélica Liddell  apparait-elle entre les deux  moitiés de la carcasse écartelée et sanguinolente de l’animal écorché. Cette image n’est pas sans rappeler  des chairs lacérées écartelées de Dionysos ou du Christ. Le spectacle théâtral se double de l’évocation d’une  autre crucifixion entre Rembrandt et Bacon.

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