(Spectacle conçu par Nicolas Bouchaud, Eric Didry, , Véronique Timsit. , Reprise du 14 au 28 mai 20 h. au Théâtre de la Bastille)
On ne saura jamais assez gré au Théâtre de la Bastille d’ouvrir sa saison de mai 2024 avec cette reprise de la « Loi du marcheur », spectacle précédemment créé au Théâtre du Maillon de Strasbourg.
On se souviendra aussi de cette année 1992 où, peu de temps avant la disparition de Serge Daney, Régis Debray réalisa pour la télévision les entretiens intitulés Itinéraire d’un ciné -fils. On se souviendra encore de l’arrivée somptueuse sur les quais de Nantes, de la rutilante l’immaculée décapotable américaine venue à la rencontre de la Lola de Jacques Demy: l’Amérique déjà, vers laquelle se tournaient les regards des futurs cinéastes de la Nouvelle Vague.
Nos rêveries d’écoliers aidant, les grandes cartes des cours de géographie de notre enfance auront creusé les lignes de fuite vers cette Amérique là et ouvert les perspectives vers ce qui nous a très tôt tenu lieu de véritable lieu de naissance.
Car c’est peut-être ce cinéma qui nous aura vus naître. Ainsi, avec Rio Bravo (1959), le western Hollywoodien nous a-t-il inventé un corps. Il nous a pétris de ces bourrasques de vent qui faisaient rouler dans les rues les buissons arrachés au désert; il nous a imprégnés de cette poussière desséchante et baignés de cette sueur moite. Il nous a lestés de colts, chaussés de bottes et coiffés de ces chapeaux cabossés dont nous lissions les bordures avant de dégainer. Il nous a dotés de la démarche chaloupée des vrais durs et équipés de cette panoplie d’imparables réflexes qui fait l’étoffe des héros.
Il fallait donc prêter, une fois de plus, l’oreille aux accents rauques d’une langue que nous entendions encore à peine, consentir à déchiffrer les sous-titres que dissimulaient parfois les sautes d’images et rouvrir nos yeux d’enfants fascinés par la prestation de ce prodigieux comédien qu’est Nicolas Bouchaud. Sa pantomime jubilatoire et pétaradante convoque les splendides fantômes du Rio Bravo d’Howard Hawkes qui nous ont hantés et accompagnés à l’orée des années soixante. C’est d’abord parce qu’elles « nous regardaient » que les quelques séquences empruntées à Rio Bravo se dérobaient à et que le cinéma nous offrait notre pâture dérobée à la loi du marché.
Il ne s’agissait pas des films empruntés à un florilège ou évalués à l’aune d’un quelconque Audimat. Encore moins des valeurs consacrées par quelque palmarès festivalier ou par les normes culturelles les plus récentes. Pas plus de Bresson que d’Hitchcock ou de Bergman . Il s’agissait des films que que nous avons vus et aimés d’abord, en premier lieu: des films dits « de genre »; de ces films qui, comme se plaisait à dire Daney, reprenant la belle formule de Jean Douchet, « ont regardé (notre) enfance ».
Arpentant la surface de l’écran plié comme une carte biseautée, Nicolas Bouchaud se glisse, tel un passager clandestin, sur la surface immaculée de l’écran dans le bariolage en technicolor auquel il emprunte ses peinture de guerre. Il convoque en vrac toute notre mémoire d’un cinéma inédit.
Ainsi, Howard Hawkes, comme tant d’autres, nous a-t-il offert de ces figures de pères enfin présentables (ni Fernandel, ni Raimu, ni Michel Simon) et de ces belles héroïnes délurées buveuses de whisky (non adeptes des cocktails aristocratiques que sirotaient du bout des lèvres Danièle Darieux ou Michèle Morgan) . Ces figures, il les a en quelque sorte offertes à tous les ciné-fils qui, avec le jeune Serge Daney, trouvaient leur pâture dans les salles de quartier et les ciné-clubs du onzième arrondissement ou d’ailleurs.
Pour naître à notre vie de cinéma et que le monde nous soit donné, il nous aura donc fallu d’abord louvoyer dangereusement entre les longues enjambées de John Wayne, emboiter le pas à un shérif ivrogne en mal de rédemption (Dean Martin). De même, il nous aura fallu arpenter aux côtés d’un gamin courageux (Ricky Nelson) les ruelles assoupies d’une petite ville menacée par une armée de tueurs embusqués dans les coins sombres, ramper et plonger en roulè-boulé sous une pluie de balles perdues et tressaillir enfin de désir dans ce coin de chambre où la splendide Angie Dickinson, nous donne à choisir entre un verre d’alcool et un bain chaud.
Nicolas Bouchaud nourrit ici son humour de ses mimiques naïves d’adolescent ébloui. Il convie finalement chaque spectateur à donner ses préférences. Les titres fusent joyeusement de la salle, chacun y va de son film et de ses souvenirs. Cela pourrait durer encore longtemps. Jusqu’à la belle et longue ovation en forme d’hommage où le public réunit chaque soir Nicolas Bouchaud et Serge Daney.
C.D