la Dernière Bande Mise en scène de Jacques Osinski.Théâtre 14 (7 – 25 juin 2022
Avec Denis Lavant. Lumières Catherine Verheyde,. Son Anthony Capelli, scénographie Christophe Ouvrard,.Dramaturgie Marie Potonet.
Fin de Partie Mise en scène de Jacques Osinski Paris Théâtre de l’Atelier (19 janvier- 5 mars2023.Avec Peter Bonke , Claudine Delvaux, Denis Lavant, Frédéric Leidgens. Chateauvallon-Liberté, scène nationale de Toulon (12 – 13 avril 2023)4
photographies : Pierre Grosbois
Cela fait déjà quelques temps que Jacques Osinski et Denis Lavant ont noué un compagnonnage fécond autour de l’œuvre de Samuel Beckett. C’est au Théâtre 14 dirigé par les excellents Mathieu Touzé et Edouard Chapot, que j’ai pu découvrir La Dernière Bande.
« Un soir, tard, d’ici quelques temps. » Tard, trop tard peut-être pour renouer le fil d’une rêverie inachevée : « Je suppose que j’entends ces choses qui en vaudront encore la peine quand toute la poussière sera – quand toute ma poussière sera retombée. Je ferme les yeux et je m’efforce de les imaginer. »
Derrière l’austère bureau encombré de cartons défraichis, entre le « registre », l’épais dictionnaire et les bobines enregistrées qui lui tiennent lieu de prothèses mémorielles, un homme, myope et à demi sourd, émerge de la pénombre du silence à la recherche de lui-même.
Yeux mi-clos, aux aguets, une main posée en visière sur le pavillon de l’oreille, un doigt pointé sur la commande d’un magnétophone à bandes, il prend une profonde respiration, comme au sortir d’une apnée prolongée, tente de faire le point. Il calcule, évalue la part d’ombre et de lumière propices au petit cérémonial auquel il se livre à chacun de ses anniversaires : « Le nouvel éclairage au-dessus de ma table est une grande amélioration. Avec toute cette obscurité autour de moi je me sens moins seul. (Pause) En un sens. (Pause.) J’aime à me lever pour y aller faire un tour, pour revenir ici à… (il hésite) moi (Pause.) Krapp. »
Denis Lavant prête à Krapp sa présence minérale, sa voix éraillée et sa face burinée. Il se contorsionne, se fait les poches d’où il tire successivement une enveloppe froissée où il a consigné quelques notes vite abandonnées, un jeu de clés commandant les tiroirs du bureau qui s’ouvrent curieusement face public. Piquant carrément une tête dans un des tiroirs, il en extrait une banane, l’épluche, la caresse, s’en délecte du bout des dents. Puis y renonce pour se rabattre sur une seconde banane qu’il fourre directement dans une autre poche.
C’est seulement au terme de cette pantomime silencieuse qu’il entame d’une voix éraillée un soliloque ponctué de ricanements de jurons, de quintes de toux et du bruit sec des bouchons qu’il fait sauter dans le coin sombre où il s’esquive.
Que recherche donc Krapp, aux prises avec l’écheveau d’un passé cabossé fait de plans de vie inaboutis, de résolutions trahies, de repentirs inachevés et d’une histoire d’amour avortée? S’agit-il de recoudre les bribes d’une existence rituellement enregistrée année après année? S’agit-il de la doter d’une « chute » ?
Mais c’est peine perdue : la Dernière bande ne met pas un point final à « l’opus magnum » ambitionné jadis. La bobine tirée triomphalement d’une des multiples poches de Krapp ne vient pas mettre un terme à son inépuisable entreprise d’archivage. Ce n’est pas de l’ultime enregistrement qu’il s’agit, mais, comme aurait dit Deleuze, du pénultième, tel le « dernier verre » que prétexte l’ivrogne éternel assoiffé. De « chute » il n’en est d’autre possible que le dérapage contrôlé de Krapp sur la peau de banane qu’il a négligemment jetée.
«C’était sans espoir », conclut-il de ses histoires d’amour et de ses velléités littéraires. Ainsi remonte-t-il le courant d’une jeunesse désabusée et d’une maturité sans avenir ni postérité. Tout au plus s’abandonne-t-il à la rêverie d’une histoire d’amour révolue. Il procède par tâtonnements, coups de sonde, remises en chantier et se livre à un examen en forme de liquidation systématique: « Viens d’écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j’aie jamais été con à ce point-là. Ça au moins c’est fini, Dieu merci. ».
« Fini, c’est fini, ça va peut-être finir ». C’est par ces mots de Clov que s’ouvre Fin de Partie :
Le plan horizontal de la table de la « turne » où Krapp soliloque laisse alors place à la verticalité des hautes cloisons de bois clair de Fin de Partie. « Trou » « refuge » ou sorte de mastaba percé d’une porte latérale et de deux fenêtres haut placées que ferment de petits rideaux, c’est le séjour des cinq représentants d’une humanité en fin de course.
L’état du monde répond à l’état des corps: Tandis que le monde semble livré au délabrement et la désertification, chaque corps exhibe à quelque degré son état de déglingue avancé. Il y a Hamm (magnifique Frédéric Liedgens), tyran long et sec., crachant le sang et entrecoupant son discours de bâillements et de soupirss, comme au sortir d’un profond sommeil. Aveugle et paralytique, cloué sur son fauteuilà roulettes, il commande à coups de sifflet les entrées et sorties de Clov, son fils adoptif, soumis à ses moindres caprices de vieil enfant tyrannique: Tandis que, de son côté, Clov, (Denis Lavant) est en proie à une ’hyperactivité burlesque de l’esclave qui ne peut plus s’asseoir, Hamm, aveugle et privé de l’usage de ses membres inférieurs s’’essaie parfois convulsivement, à l’aide d’une gaffe à un simulacre de déplacement. De son côté Clov s’affaire en claudiquant à diverses tâches dérisoires : rafistolage du chien en peluche de son maître ; extermination d’un intrus rat, puce ou morpion à grand renfort de poudre insecticide.
Vigie brinquebalante, Clov est commis à l’observation du monde dévasté où le gris domine. Il grimpe, avec la célérité et les contorsions sporadiques d’un pantin désarticulé dont on viendrait de remonter le ressort, jusqu’à l’une ou à l’autre des deux fenêtres..Parvenu au dernier degré de son escabeau chancelant, il écarte le mince rideau qui le sépare du dehors . Il dresse à l’usage de son maître et comparse, le même tableau d’un paysage désolé qu’aucun soleil n’éclaire, qu’aucun cri de mouette ne traverse, scrute, à l’aide d’une longue vue, un horizon où nulle voile ne dessine une ligne de fuite ou une échappée possible.
ll y a enfin, Nell et Nagg, (Sandrine Delvaux et Peter Bonke) les parents de Hamm, tous deux victimes du burlesque accident de tandem qui les a relégués dans les poubelles en fond de scène. Alternant doléances de vieux enfants, en demande, qui d’un câlin, qui d’un biscuit, qui d’une dragée, ils ne sortent que sporadiquement de leur somnolence et de leur vie végétative pour se rejouer, une fois encore, la comédie de l’amour, de la tendresse, des sanglots et du deuil.
Il revient à Jacques Osinski et à ses interprètes d’avoir porté une attention scrupuleuse aux didascalies de Beckett. Elles confèrent au jeu des protagonistes, à leur gestuelle et à leurs silences même, une force qui tend à soustraire l’œuvre à la tyrannie de la lettre du texte et à la quête d’un sens arrêté :
Hamm -Clov !
Clov (agacé) – Qu’est-ce que c’est ?
Hamm –On n’est pas en train de…signifier quelque chose ?
Clov – Signifier ? Nous, signifier ! Ah elle est bonne !
La part laissée au silence et à un jeu d’acteurs virtuoses excède toute tentative de réduire les propos des protagonistes au simple croisement de réparties métaphysiques agrémentées de blagues usées. Rien dans leurs échanges ne relève, comme on le prétend parfois, d’un simple ping-pong théâtral. Plutôt que les motivations psychologiques, importent les variations d’intensité. Autrement dit, Samuel Beckett n’écrit pas, il biffe, il rature, et son minimalisme opère comme un instrument de précision, un sismographe, plus que comme le véhicule d’un « « message » que rien ne rattache à la vieille dénomination de « théâtre de l’absurde » Si ses personnages convoquent les puissances de la répétition, ce qu’il leur reste de pulsion de vie rejoint les soubresauts agonistiques et tragi-comiques d’une existence qui n’en finit pas de finir. Rien ne se passe finalement, sinon que, comme dit Clov, « Quelque chose suit son cours ».
Fin de Partie est fait de ces minuscules mouvements inertiels qui, de loin en loin, relancent le jeu sans le mener à terme, sans aboutir à l’épuisement total des postures et des stratagèmes dérisoires auxquels il recourt. Ni le projet de construction d’un radeau formulé par Hamm, ni les velléités de fuite ou de meurtre de Clov, ni l‘enlisement de Nell et Nagg , n’offrent l’horizon d’un avenir, d’un ailleurs ou d’un au-delà. « Foirades » diriait Beckett.
Plutôt qu’elles n’indiquent une transcendance, les hautes cloisons verticales de Fin de Partie dessinent le puits sans fond d’un présent qui s’éternise. C’est de là que ce spectacle tire toute sa force.