Everywoman Avec Helga Bedau (en vidéo)Ursina Lardi (jeu) mise en scène de Milo Rau.

Photos Armin Smailovic

Festival d’Automne. Théâtre de la Ville – Les Abbesses 20 – 28 oct. 2022

Qu’il s’agisse  du casting réunissant un collectif de chômeurs en quête d’emploi pour un film sur le meurtre sordide d’un jeune homosexuel (la Reprise), ou du suicide collectif d’une paisible famille du Pas de Calais (Familie), Milo Rau ne s’est jamais départi du souci d’ancrer son théâtre dans le réel.  A chaque fois, que ce soit dans la forme du fait-divers, dans  celle de l’histoire récente,(Oreste à Mossoul), ou  dans celle  de l’évènement singulier lié à l’épreuve de notre commune finitude, la question de la mort est posée

Sollicité pour la traditionnelle mise en scène à Salzbourg  de Jedermann d’Hugo Von Hofmansthal,  Milo Rau s’est  très vite éloigné de la forme allégorique du Mystère médiéval  associé au thème de la Mort de l’homme riche.  Détournant la commande, congédiant la forme du Stationendrama et la lourde figuration de la pièce,  il s’est associé à la magnifique actrice qu’est Ursina Lardi.  

C’est la lettre adressée à Ursina par une simple  spectatrice,  Helga Bedeau institutrice retraitée, qui sert de déclencheur à ce spectacle inédit. C’est ainsi que Jedermann  (Everyman en anglais)  est devenu Everywoman.  Filmé en vidéo, l’entretien des deux femmes se poursuit dans l’appartement  berlinois où demeurait Helga. après avoir fui la petite ville de la Ruhr où elle est née en 1948 Elle n’ignore cependant rien des crimes antisémites dont les rives de la Lippe furent le cadre; rien non plus de l’adhésion de son père au NDSAP.

A l’évocation de ses jeunes années berlinoises des années 68, à sa déclaration d’admiration pour l’actrice Ursina Lardi. découverte plus tardivement, la lettre ajoute un autre aveu en forme de post scriptum: Helga  se sait condamnée par un cancer incurable du pancréas.  

C’est  donc l’expérience nue de l’agonie et de la mort annoncées, dans ce qu’elles recèlent d’énigme et de surprise, qu’il importe d’approcher ici .  On n’invoquera ni quelque Consolation de la philosophie,  ni la vertu héroïque du sacrifice, ni le protocole d’une fin de vie choisie volontairement. Milo Rau sollicite d’abord l’expérience et la mémoire d’Ursina qui doit renonce à se faire  l’interprète ou la représentante d’un  personnage. Car c’est  un trait spécifique du metteur en scène suisse-allemand de ramener ses interprètes au plus près d’eux mêmes et de leurs expériences particulière, de renoncer à ‘enrôlement et au piège de l’identification , pour se rapporter d’abord à leur expérience vécue et à leur mémoire.

Ainsi le surgissement  impromptu de l’échéance de  la mort,  s’apparente à l’angoisse même que de son coté, Ursina raconte avoir perçue un jour dans l’œil étonné d’un cheval  soudain terrassé lors d’une course de galop. Elle se rappelle les efforts pathétiques de l’animal se débattant désespérément des quatre fers sur le sol de l’hippodrome, ses vaines tentatives de se redresser pour s’abattre à chaque fois pesamment, sur le flanc.

L’actrice appréhende ainsi l’angoisse de la mort dans le regard d’un animal agonisant. Elle y retrouve comme comme un écho au silence et à l’indifférence du monde évoqués par le célèbre tableau de Brueghel l’Ancien: La Chute d’Icare. C’est ce silence et ce mutisme, . cette extrême solitude et cette indifférence que s’efforcent de briser la tentative de poursuivre, par-delà l’espace et le temps, l’échange entre Helga et Ursina.

A l’écran, la longue table apprêtée et décorée comme pour une fête de famille ou un banquet d’adieu,  s’est  vidée de ses convives. Sous l’écran,, le dispositif scénique, ne relève déjà plus que de l’inventaire après décès.  De l’appartement berlinois déserté ne subsistent bientôt qu’un piano,  des dossiers médicaux ; des partitions et  des photographies encadrées et quelques chaises  

Ursina Lardi erre sur le plateau comme sur une plage à marée basse,  parmi  les sédiments accumulés au cours de  toute une  existence.  Elle feuillète dossiers et partitions,  effleure les objets, feint de déplacer  un énorme bloc de pierre factice.Cette masse gelée est  semblable à celles qui dévalent parfois les pentes  des Alpes. C’est aussi l’image hyperbolique des tumeurs cancéreuses qui  agissent secrètement  dans le corps de la malade. Il  dit l’imminence de la catastrophe et le patient travail de la mort.

 De la véritable Helga, ne nous  parviennent  que les séquences, jadis   filmées en  vidéo par Milo Rao et son équipe. On approche par une succession de gros plans le corps pantelant et le pauvre visage tourmenté de la malade  L’épidémie de Covid ayant accru sa solitude, en fermant les portes des théâtres. Helga dit songer à partir rejoindre son fils  en Grèce. Cependant, bien que nous n’apprenions ni où,  ni quand ni comment  elle est finalement entrée dans sa nuit, c’est un ancien désir qu’elle formule, un désir de théâtre qui trouve à se réaliser par le truchement d’Ursina Lardi: le désir de celle qui se souvient d’avoir tenu jadis le rôle muet de Rosaline dans le  Roméo et Juliette d’un  spectacle amateur. 

Si la mort est bien ce moment où le désert grandit, ce retrait ou ce lent effacement sans retour, son approche réclame néanmoins l’écoute et le regard d’un témoin, l’assistance de spectateurs. Cela passe par la présence tranquille de l’actrice; par le simple apport d’un verre d’eau par delà la frontière de l’écran, par l’interprétation en direct d’une pièce de Bach et par l’attention des spectateurs que nous sommes. C’est ce qui fait toute la force de ce spectacle bouleversant dénué de complaisance morbide.et de voyeurisme.

C. D

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