Catarina et la beauté de tuer des fascistes

Texte et mise en scène TIAGO RODRIGUES.

Production  Teatro National D. Maria II (Lisbonne)

Avec António Afonso Parra, António Fonseca, Beatriz Maia, Carolina Passos Sousa, Isabel Abreu, Marco Mendonça, Romeu Costa, Rui M. Silva
 Theâtre des Bouffes du Nord, du 7 au 30 octobre 2022. Spectacle en portugais surtitré en français et en anglais. Texte publié par les Solitaires intempestifs

Nous sommes transportés en l’an de grâce 2028, au seuil d’un pavillon de bois clair au sud du Portugal, au coeur d’une clairière plantée de chênes-liège. C’est là que Tiago Rodrigues nous convie à l »étrange fête familiale quasi immuable qui célébre  le geste inaugural de la vieille Catarina Eufémia qui  tua son propre mari, complice  du meurtre  de sa meilleure  amie par les  sbires fascistes de Salazar en 1954.

Autour de la table dressée, tendue d’une belle nappe blanche délicatement brodée du mot d’ordre antifasciste  Nao passarao, on négocie les ingrédients requis par la recette des pieds de porc marinés  servis traditionnellement pour l’occasion. Singulière beauté du cérémonial ironique et baroque où les protagonistes, hommes et  femmes, arborent  les longues jupes noires  de l‘aïeule initiatrice de la tradition aux allures de meurtre rituel.

 La fable commence donc en tragédie par un  meurtre originel, un féminicide diront les plus jeunes femmes de la famille.  Ce meurtre initial scelle une dette insolvable qui traverse  soixante-quatorze années de l’histoire du Portugal.  Elle se poursuit en forme de carnaval où s’estompent les distinctions de sexe, de genre et d’âge: tous les participants, des plus jeunes aux plus vieux,  de la mère aux oncles, au neveu  et aux filles, sont des Catarina ayant  fait serment de tuer un fasciste conformément à la tradition. L’affaire se conclut immanquablement par la plantation d’un chêne- liège au pied duquel sera enterré le fasciste exécuté.

Tout semble manifester l’apparente immuabilité du rituel qui accompagne le sacrifice du fasciste pris en otage. On apporte le jeune chêne-liège en pot et on prend la traditionnelle photo de famille. Fleurs, chants et danses célèbrent l’entrée annoncée de la plus jeune des Catarina , la petite vierge menue et parée; celle dont le tour est venu de tuer son fasciste, scellant du même coup les noces de sang perpétuées depuis soixante-quatorze ans dans la famille.

En sueur, livide, muet et prostré en bout de table, un seul des convives, en chemise blanche et chaussures de ville est exclu des festivités: il est le fasciste à sacrifier. Affichant les dehors du jeune cadre  terrorisé pris en otage, il est celui que la fête menace de  transformer en plat de résistance du repas traditionnel.  A l’instar du festin annoncé, les pieds de porc marinés  traditionnels cuisinés pour l’occasion , participent ironiquement du rituel tragique et du festin anthropophage.

 Par-delà l’intransigeance incarnée par une mère gardienne implacable de la loi ancestrale, il faut compter cependant  avec  les incertitudes  liées au passage du temps, les petits signes  d’érosion de la tradition qui percent ici et là. : il faut encore compter avec les motifs plus récents du féminicide ; avec la nièce convertie au véganisme  qui dit son dégout de la nourriture carnée préparée pour l’occasion ; avec le neveu écologiste rêveur qui, muni de jumelles, observe le vol  et la nidification  des hirondelles ; avec l’oncle qui consent à amorcer un dialogue avec le fasciste condamné, et même  avec la jeune Catarina qui baisse le revolver dont elle devait faire l’instrument de la justice.

Tout bascule alors avec la parole libérée de l’ex-condamné à mort qui, une fois gracié,  verse bientôt  dans  l’interminable logorrhée d’un pur délire fascisant.   Ce déferlement de haine qui évoque  les ultimes éructations  d’un Arturo Ui,  les provocations d’un  Bolsonaro, les grossiéretés d’un Trump, ou l’indigeste rhétorique d’un Zemmour, ne peut manquer d’interpeler le public. Le débat ouvert dans la famille antifasciste gagne bientôt les rangs des spectateurs.

Les questions se redoublent et interrogent le sens cathartique de la représentation« Qu’est-ce qu’un fasciste ? Y a-t-il une place pour la violence dans la lutte pour un monde meilleur ? Pouvons-nous violer les règles de la démocratie pour mieux la défendre ? », demande Tiago Rodrigues.

Car, par-delà les invectives qui fusent de la salle et les programmes froissés transformés en inoffensifs projectiles, ce  spectacle a-t-il encore valeur  d’acte de résistance, ou n’est-il plus qu’un simple exorcisme ? L’excellente troupe du Teatro Nacional D. Maria, fait-elle de nous les  comparses d’un  jeu de massacre inoffensif  et  convenu, ou les complices potentiels d’un fascisme  toujours menaçant ?  

Ce spectacle sans didactisme affiché  renoue-t-il  avec le caractère expérimental  du Lehrstück  brechtien, ou renouvelle- t-il , jusque dans les  rangs du public,  le caractère immersif de ce qui fut, jadis, le « théâtre invisible » d’Augusto Boal ?

Quelle vertu accorder à l’interminable monologue final de la parole déchaînée du fascisme ? Certes, l’évident talent du comédien qui s’en fait l’interprète, vomissant tour à tour sa haine des femmes, de l’homosexualité,de l’avortement, des migrants et de la démocratie, remplit pleinement son rôle provocateur. Les uns se prennent au jeu tandis que d’autres, de guerre lasse, quittent la salle. Concluons qu’au-delà de tout didactisme et de tout simulacre de participation du spectateur, La beauté de tuer des fascistes a pour fonction cathartique d’aiguiser notre vigilance face à l’éventuel  retour de la « bête immonde ».

photographie Jaime Macedo

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