KLINIKEN de Lars Norén

Mise en scène Julie Duclos. Traduction de Camilla Bouchet, Jean-Louis Martinelli et Arnaud Roig-Mora. Mise en scène, Julie Duclos assistée d’Antoine Hirel. Scénographie, Matthieu Sampeur. Lumière, Dominique Bruguière. Vidéo, Quentin Vigier. Son, Samuel Chabert. Costumes, Lucie Ben Bâta Durand. Avec Mithkal Alzghair, Alexandra Gentil, David Gouhier, Émilie Incerti Formentini, Manon Kneusé, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Cyril Metzger, Leïla Muse, Alix Riemer, Maxime Thébault, Émilien Tessier et Étienne Toqué.

Odéon Théâtre de l’Europe, mai 2022

© Simon Gosselin

En établissant une contiguïté paradoxale entre la centralité d’un grand théâtre national parisien et le dénuement de quelque unité psychiatrique ordinairement refoulée à la périphérie de nos villes, c’est à un singulier déplacement que procède ici Julie Duclos, à la tête d’une équipe de treize jeunes comédiens, tous excellents.

Nous prenons place  face à de hauts murs gris et sans apprêt qui délimitent une  vaste pièce associant confinement et démesure, austérité et monumentalité. Ainsi, le cadre de scène s’élève jusqu’aux cintres. Il semble faire tout à la fois office de fumoir, de mess, de salle d’attente et d’accueil pour les vsiteurs.  Meublé sommairement de fauteuils en skaï et de tables de formica, balisé de carrelage, il est parcouru de verticales et d’horizontales qui semblent prescrire itinéraires et déambulations  . Au fond , une haute verrière laisse voir un arbre sous lequel, des pensionnaires immobiles semblent se livrer à quelque silencieuse méditation, fument cigarette sur cigarette ou poursuivent de temps en temps d’interminables soliloques adressés à un invisible partenaire.  C’est un lieu hanté d’êtres pantelants,  habillés de vêtements dans lesquels  leurs silhouettes évoquent des esquisses tremblées et  inachevées d’hommes et de femmes en attente d’on ne sait quoi.

Tel nous apparaît d’abord Markus triturant insensiblement la télécommande d’une télévision dans l’impossible tentative de maîtriser le déferlement d’images et de sons sur l’écran latéral qu’il regarde à peine. D’autres apparaissent peu à peu, tantôt prostrés, tantôt affairés, comme mus par la soudaine détente d’invisibles ressorts qui les propulsent sporadiquement contre les portes battantes aux deux extrémités de la pièce. Ces êtres flottants qui font irruption, se figent sur quelque siège ou canapé avant de reprendre leur course : Erika poursuivant sa quête névrotique de perpétuelles transformations vestimentaire ; Birgit la fumeuse compulsive, ou Sofia l’anorexique qui, campée à la lisière de la fosse d’orchestre, semble fascinée par le vertige de sa prochaine disparition…

Il sont tous là, saisis dans leur singulière étrangeté,  sans qu’aucun commentaire médical ne nous livre la clé de leur souffrance propre. Ce sont les revenants d’obscurs désastres, tel Mohammad le réfugié survivant d’une lointaine guerre du Moyen Orient; Markus, Martin ; Anders, Roger, Tomas ne sont pas sans évoquer les doubles de ces bouleversantes figures jadis filmées par Raymon Depardon sur l’île de San Clemente. Sous les ors et les stucs d’un grand théâtre à l’italienne, la projection vidéo, en fond de scène, fait affleurer, comme par transparence, les aspérités des murs de cet autre lieu hanté d’êtres misérables relégués à l’écart de la vie dite « normale ».

Ce spectacle ne relève pas simplement d’une approche naturaliste.  C’est pourquoi le réalisme glacé de Lars Norén qui connut, très jeune, les affres de la relégation et de l’enfermement psychiatrique, ne s’encombre ni de diagnostics, ni de tableaux cliniques ni de condamnations. Ce lieu qu’on dirait normal ne résonne pas de cris de révolte et n’est justiciable d’aucun jugement sur ce qui s’y passe. Tout semble au contraire, y suivre son cours ordinaire, selon un rituel bien rôdé qui gère autant la déglutition d’une pilule par une malade récalcitrante que le rapide escamotage d’un cadavre. Pas non plus de commentaire en voix off , ni de médecins en blouse blanche sacrifiant au rituel convenu des « présentations de malades ». Préposé à la distribution des remèdes et assurant , Tomas celui qu’on suppose faire office d’aide infirmier  nous semble d’abord appartenir au même monde que les autres pensionnaires.

On éprouve toujours quelque gêne à voir des acteurs jouer des personnages de « fous ». Aussi aiguisé que soit leur talent de composition ou d’imitation, la dimension spectaculaire de leur prestation  n’en maintient pas moins la folie à distance et renforce les résistances dont nous nous rempardons. Or, ici, par-delà la théâtralité immédiate de la « crise » et du symptôme, tout repose sur l’étrangeté de ce lieu aseptisé et sans apprêts où chacun  circule librement et dispose de la télévision de la cafetière électrique et du distributeur d’eau.

S’il y a, on le sait, une théâtralité et un exotisme convenus de la folie qui relèvent du théâtre et de la scène, l’écriture de Lars Norén qui fréquenta très jeune ces lieux de relégation s’ingénie à procéder au brouillage même des codes convenus de la scène: « entrées » et « sorties », « monologues » et « dialogues » sont comme sans cesse  exposés à de minuscules séismes, à d’étranges perturbations. 

De même que, dans l’expérience du rêve et de la folie, les corps se dérobent aux rythmes dits « naturels » et aux finalités de l’action,  de longs silences alternent avec de soudains accès de fou-rire  et des afflux la logorrhée furibarde fouaillent d’informulables blessures. Coq-à-l’âne et dialogues de sourds creusent l’écart entre les  temporalités hétérogènes que vivent séparément les protagonistes de Kliniken.

Il revient à Peter Szondi d’avoir souligné dans sa Théorie du drame moderne la fécondité d’un procédé dramaturgique  à l’œuvre chez Tchékhov : c’est ainsi  qu’André, le frère ainé des Trois sœurs entreprend de confier ses échecs et frustrations au vieux Ferraponte demi-sourd. L’impossible échange tourne alors au dialogue désespéré et le monologue d’André fait place au développement burlesque de deux soliloques parallèles et désaccordés. Tout le texte de Kliniken est fait de l’entrelacs de tels soliloques sans réponse.

L’acteur, ne « construit » pas un personnage doté d’une intériorité ou d’une vie psychologique propres.  Il apporte, selon le grand metteur en scène Krystian Lupa, « quelque chose de plus vaste, ni tout à fait identique, ni tout à fait homogène avec ce qui est écrit » ; il apporte ce que Lupa nomme, son « paysage ». C‘est pourquoi, dans la mise en scène de Julie Duclos,  corps en mouvement, sons et paroles semblent participer de la même matière sensible que le frémissement du  feuillage, que le grondement de l’orage au loin, ou  le ruissèlement sporadique de  l’averse  sur une baie vitrée. Maeterlinck parlait d’une poésie  qui naîtrait au gré  des flux et reflux d’une « immensité  mouvante »,  il y a une profondeur d’où les personnages peuvent  prendre la parole.

En même temps que le « dialogue » théâtral s’égrène en une suite de soliloques  qui semblent glisser les uns sur  les autres sans jamais s’enchaîner, sans se répondre ni conclure, chaque parcours trace le chemin de ce que Fernand Deligny appelait sa ligne d’erre. La vidéo qui poursuit les protagonistes dans leur errance de couloirs, en chambres  et en escaliers semble n’offrir ni perspective, ni point de fuite. Chacun y cherche le chiffre de son destin et revient à terme à son point  de départ pourvu  d’un lambeau de son histoire.

Tous les éléments du spectacle s’agencent ainsi,  selon une poétique du discontinu et de la  dissonance où se télescopent l’ici et l’ailleurs, le passé et le présent.  

C’est pourquoi, il n’y a pas de « personnages » à proprement parler, mais des blocs de souffrance séparés  traversés de brèves et troublantes fulgurances . Ainsi  Mohammed peut-il questionner la guerre qui l’a dépossédé de tout: « J’ai quel droit de vivre dans un monde de morts ? »  De son côté, Roger qui accueille la visite de sa mère par un flot de sarcasmes et  d’obscénités conclut l’entrevue par cette demande qui résonne comme un appel étranglé : « Tu reviens quand ? »

En dépit de quelques longueurs, c’est sans doute de telles fulgurances qui font le mérite de ce  spectacle-sismographe, sensible aux équilibres fragiles dont sont faites nos existences.

Ceux-qui-vont-contre-le-vent

(Ou le petit monde instable de Nathalie Béasse)

Théâtre de la Bastille. 3 – 18 février 2022 

·  Mise en scène : Nathalie Béasse.  Avec : Mounira Barbouch, Estelle Delcambre, Karim Fatihi, Clément Goupille, Stéphane Imbert, Noémie Rimbert, Camille Trophème. Musique Julien Parsy, Lumière Nathalie Gallard, Décor Stéphane Paillard et Justin Palermo. Photographie, Jérôme Blin.

Metteure en scène et performeuse formée à l’école de Marina  Abramovic, au croisement du théâtre, de la danse et des arts plastiques, Nathalie Béasse n’a cessé de construire des équilibres fragiles aux frontières du réel et de l’imaginaire.  Ainsi en va-t-il de son dernier spectacle : Ceux – qui – vont – contre- le- vent,  du  nom  d’une tribu amérindienne  tiré d’un recueil de poèmes dont elle a fait un de ses livres de chevet.

Loin de constituer un tout  ou de prétendre au titre d’œuvre achevée, chacun de ses spectacle est, à proprement parler, sans commencement ni fin. Etape d’un work in progress, il renoue le fil d’anciennes thématiques et nous plonge directement dans le chahut, le chaos, la tempête,  le vacarme : un théâtre en chantier, si on veut. C’est pourquoi Nathalie Béasse ne dirige pas une compagnie, mais décline les figured d’une communauté: horde tribu, famille; elle construit une maison, un frêle  édifice fait d’équilibres fragiles, sans cesse menacé d’accidents, de minuscules séismes et d’écroulements tragi-comiques.

Ainsi en va-t-il de cette  petite troupe de femmes et d’hommes  qui s’agglutine à la  lisière du plateau, poursuivant bruyamment une querelle dont nous ignorerons jusqu’au bout  les tenants et les aboutissants. Sont-ce  les  dramatis personae d’une intrigue ironique qui restera sans  origine ni dénouement ? Il n’y a pas d’intrigue apparemment, mais des séquences discontinues qui  procèdent comme par  glissements successifs et soubresauts sporadiques. Il n’y a pas de  décor, mais un espace vide et comme dévasté qui semble mis en mouvement pour générer des formes au gré d’une dynamique autonome. Pas de costumes, mais de simples habits ordinaires et c’est seulement leurs changements à vue qui leur confèrent cette qualité. C’est pourquoi il n’y a pas non plus de personnages , mais une alternance de présences et d’absences, d’apparitions et de disparitions qui rythment le spectacle. Enfin, il n’y a pas de texte qui fasse loi, mais des points de suspension ouverts au jeu des associations libres de chacun d’entre nous : importe ce qu’il y a entre les mots plutôt que ce qui les assemble logiquement ou syntaxiquement pour faire discours, commentaire explication, histoire, ou mode d’emploi.  Il s’agit moins de renouer le fil du sens que de « faire confiance à l’inconscient » précise Nathalie Béasse.

 Les membres de cette petite cohorte bruyante  qui investissent le théâtre s’emparent de piles de vêtements à l’aide desquels ils esquissent, à même le plateau,  des silhouettes inconsistantes d’hommes et de femmes. Puis, les huit protagonistes regagnent bientôt les premiers rangs du public. Vide d’acteurs, la  scène se peuple alors  de présences fantomatiques.  Abandonnées, les pièces de vêtements qu’une légère brise soulève, gonfle et déplie insensiblement, s’animent peu à peu dans un simulacre  de vie qui emprunte au mouvement des algues à la limite de la mer.  Elles s’agitent mollement et, comme par magie, n’offrent que de fragiles  et éphémères ébauches de personnages.  Les actrices et les acteurs qui s’en revêtiront ensuite donneront  corps à Ceux – qui – vont – contre- le vent. Tout se passe comme si nous assistions à la naissance d’un théâtre élémentaire où l’air, l’eau, la glaise sont comme les opérateurs d’une genèse des formes, des figures et des corps ; les agents plastiques de leurs mutations.

C’est sur le plateau, autour d’une table où on a disposé assiettes et couverts, que la communauté semble, cette fois, s’être réconciliée.  Passés les borborygmes et les insultes échangés d’entrée de jeu, on revient  insensiblement au langage articulé. Avant de disparaître, comme englouti ou avalé dans les replis de la nappe,  chaque convive  vient lire une lettre adressée à un partenaire absent et jamais nommé.  Cela donne lieu à un beau moment de théâtre, même si nous ignorons la provenance  exacte de ces textes. Ils  nous touchent directement, plus par leurs résonances que par l’éclairage de leurs enjeux implicites. Peu importe  que  nous reconnaissions ou non, au passage, tels propos empruntés à Dostoïevski, à Flaubert, à Stein ou à Duras. Ces missives décontextualisées semblent proférées en direct, sur le mode d’aveux ou de confidences dont les arrière-plans et les enjeux réels nous restent irréductiblement obscurs. La table devenue scène ou promontoire propice aux disparitions et escamotages devient le  tremplin  d’autres péripéties, le lieu de phénomènes propres à décevoir nos attentes perceptives ordinaires.

Escamotages et brassées de fleurs nous font hésiter entre le paisible repas de famille et le catafalque dressé pour le recueillement. Ainsi, soudain dressée à l’extrémité de la table,, une femme chancelle à la limite de l’évanouissement , avant que d’autres comparses ne la retiennent de justesse et ne lui rendent son aplomb. Ces chutes  suspendues plus ou moins inspirées des chorégraphies de Pina Bausch, ces fleurs fichées dans des paquets de glaise flasque qui viennent claquer sèchement sur le sol, ces fruits qu’on s’efforce de caler et de maintenir entre les bras et les jambes de chaque participant   participent d’étranges tentatives de construction, colmatages et remises en chantier. Il n’est jusqu’au corps humain lui-même qui ne soit ainsi objet de tentatives aléatoires  d’amendement et de transformation, à grand renfort de fruits et de fleurs à la manière d’Archimboldo; Ces essais sont cependant très vite voués à l’échec: les fruits roulent à terre, les fleurs sont reléguées en vrac dans un seau. Nathalie Béasse s’ingénie à ébaucher un art qui tient de l’esquisse ou du repentir plutôt que du dessin achevé.  Privilégiant l’expérience sensible sur tout lien narratif ou platement explicatif, elle entend mobiliser à égalité matières, sons couleurs, textes  et corps vivants qui  se relaient, comme au gré des transformations, spasmes et intensités d’un seul et même espace sensible. C’est ce qui tend à faire de Ceux – qui – vont – contre – le- vent une succession d’équilibres poétique exempte de tout « message ».

S’il est, cependant, une « scène primitive » de cet art, elle appartient à l’enfance et au  jeu d’enfants.  Cela se traduit en fou-rires à l’occasion de longues glissades ou de tentatives de se maintenir en équilibre sur une planche reposant sur un tapis d’oranges. Elle s’achève en feu d’artifice grotesque dans un déferlement de ballons que les protagonistes s’ingénient à faire joyeusement éclater en pétarades et simulations d’accouplements burlesques.

Si ces phénomènes grotesques se manifestent sporadiquement par cascades ,c’est au risque de  se transformer en gags récurrents des spectacles de Nathalie Béasse. Car, s’il appartient à chaque artiste de donner forme  ce qui fait, selon lui,, figure d’enfance de  l’art, il lui importe également de  la creuser et de l’approfondir sans la réduire à  une simple mise bout-à-bout d’effets  farcesques.  

A ce compte, on peut craindre que passés les premiers moments réussis du spectacle,  Ceux – qui – vont – contre – le- vent, n’évite pas le piège de la redite et  du recyclage d’effets déjà éprouvés. On peut se souvenir qu’armés de bûches, les partenaires  de Le bruit des arbres qui tombent s’affrontaient en de semblables parodies de  jeux  sexuels ; que dans Aux éclats,  divers matériaux – paquets  de glaise et coulées de plâtre –  tombaient des cintres ou s’écoulaient depuis la coulisse et qu’on y  convoquait les ressorts potaches du coussin-péteur glissé subrepticement sous les fesses du partenaire.

On rit, certes, mais la redite et le ressassement ne sont-ils pas, des façons d’exorciser les puissances mêmes de la répétition qu’évoquait Gilles Deleuze? Cet enchaînement  de tentatives de construction suivies d’effondrements burlesques ne risque-t-il pas à terme  de s’épuiser en pur jeu formel et gratuit ?  Le retour  annoncé  d’une enfance de l’art se résume-t-il  à de burlesques  facéties de cour d’école ? Il serait dommage qu’on en fasse un simple signe de reconnaissance   à quoi se réduiraient  tout l’art et la  manière de Nathalie Béasse.

Le Passé

D’après Ekatérina Ivanovna de Léonid Andréïev

Mise en scène de Julien Gosselin

Ekatérina Ivanovna suivi de Requiem traduction  André Markowicz éd. Mesures 2021.
Avec Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Achille Reggiani ,MaxenceVandevelde.
Scénographie Lisetta Buccellato. Dramaturgie Eddy D’aranjo  Assistanat à la mise en scène Antoine Hespel  Musique Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde.  Lumière Nicolas Joubert.  Vidéo Jérémie Bernaert, Pierre Martin.  Son Julien Feryn Costumes Caroline Tavernier, Valérie Simmoneau  Accessoires Guillaume Lepert  Masques Lisetta Buccellato, Salomé Vandendriessche
. Photographies Simon Gosselin.

Entre lourde machinerie théâtrale et dispositif filmique virtuose, on peut hésiter devant l’épreuve d’un de ces spectacles-fleuve dont Julien Gosselin est coutumier. Après ses mises en scène d’œuvres tirées de la littérature romanesque contemporaine (Houellebecq, Bolano, Don de Lillo) il semble cette fois opérer avec Ekatérina Ivanovna (1871 – 1919), un retour vers une forme théâtrale plus convenue.

Mis par André Markovicz sur la piste de cet étrange objet théâtral, Julien Gosselin et les membres de sa compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur, se sont employés à remettre en chantier cet auteur aujourd’hui presque oublié qu’est Léonid Andréïev. Sous-titrée Le Passé et entrecoupée d’autres écrits du même auteur, Ekatérina Ivanovna ne dure pas moins de quatre heures trente.  On soupçonne que Gosselin vise autre chose que la simple résurrection d’une œuvre aujourd’hui oubliée, créée en 1912 au Théâtre d’Art de Moscou. Aussi  complexe, touffue et déconcertante qu’elle paraisse, cette histoire, servie par des interprètes hors-pairs, offre une caisse de résonance au cri intérieur d’Andréïev. Ainsi conclut le metteur en scène de Requiem : « Mon cri sera comme celui d’un homme qui dort : même son oreiller ne l’entendra pas ; et si on pose l’oreille juste contre la bouche ; même là, on ne l’entendra pas : l’homme qui dort crie en lui-même. »

Au centre de l’écran surmontant le plateau, un feu de bois crépite paisiblement  dans une cheminée.  L’image peut évoquer l’intérieur convenu d’un milieu naturaliste. Puis soudain, dans le déchirement du rideau de scène, éclats de voix, coups de feu, bruits de vaisselle, cavalcades et portes claquées, viennent interrompre le calme de la vaste maisonnée assoupie où Guéorgui Stibéliov (Goria) député à la Douma d’Etat vient de tirer au revolver sur son épouse, Ekatérina Ivanovna (Katia), qu’il accuse de l’avoir trompé.  Les toiles peintes, la rampe éclairée à la chandelle qui borde la fosse d’orchestre où les musiciens ont pris place, renvoient aux artifices de l’ancien théâtre. Cette datcha donnant sur un jardin, ces femmes en longues robes blanches et ces hommes barbus en redingote et  faux-col, nous les connaissons  déjà: Ils appartiennent à l’imagerie  de la bourgeoisie russe de la fin du XIXème  siècle, celle de Tchékhov, de Tolstoï ou de Gorki. Tandis que vitres éclairées et portes entrebâillées ne nous livrent que la gesticulation débraillée de personnages qui semblent tirés d’un théâtre d’ombres, à l’écran, la vidéo en direct explore la profondeur de champ, fouille l’espace, scrute les visages et les corps filmés en direct.

A quoi assistons-nous à travers le prisme de cet univers kaléidoscopique ? Au dénouement  tragique d’un drame domestique ou à l’amorce vaudevillesque d’une pantomime sans grande conséquence ?  

« Apôtre de l’auto-anéantissement », nourri de Nietzsche et de Schopenhauer, Andréïev se veut promoteur d’un « nouveau drame pour un nouveau théâtre ». Son négativisme se refuse à la clôture et à l’achèvement qu’on reconnait ordinairement à l’œuvre des grands classiques. C’est pourquoi, si Julien Gosselin entreprend  de nous conter l’histoire d’Ekatérina Ivanovna, il accentue le parti-pris radical d’Andréïev. Il en aiguise le tranchant et en sonde les aspérités à l’aide d’autres écrits du même auteur  Avec les extraits des nouvelles La Résurrection  des morts, L’Abîme, Dans le brouillard, il  sollicite tout un arrière-plan de fantasmes oniriques, tantôt simplement cités, tantôt filmés en noir et blanc. C’est un théâtre à la limite de la disparition, un théâtre sans spectateurs ni acteurs vivants, qu’évoque par exemple Requiem (1916) : dans une pénombre hantée de visiteurs fantômatiques, un metteur en scène fait peu à peu son deuil d’un théâtre dont il récuse, l’un après l’autre, les artifices. Entre symbolisme et expressionisme,  tout un univers de fantasmagories est alors appelé à la rescousse. Il surgit à l’écran sous le masque difforme d’un adolescent masturbateur compulsif éructant sa haine des femmes. Ses borborygmes à peine articulés font place au récit du viol et du meurtre crapuleux d’une jeune fille.  

Au deuxième acte, l’histoire d’Ekatérina Ivanovna reprend.  C’est un Goria en quête de l’épouse enfuie depuis six mois avec ses deux enfants, qu’on retrouve errant avec son frère Alexis et le peintre Koromyslov dans le parc de la propriété de Tatiana Andreïevna, mère de Katia. L’ultime entrevue des époux n’a rien du règlement de comptes. Elle semble appartenir au monde diaphane des limbes que hantent les ombres des morts et des âmes en peine de l’esthétique symboliste. C’est une femme blessée, brisée et comme morte qui s’adresse cette fois à Goria: « Toi, tu m’appelles, et moi, je me dis : pourquoi est-ce qu’il dérange une morte, ne me touche pas, je suis morte ! »

On se dit que les balles perdues dont on cherchait en vain la trace au premier acte n’ont peut-être pas tout à fait raté leur cible.  Leur trajectoire semble s’être infléchie pour frapper cette fois » directement « au cœur ». Tout se passe alors comme si le coup de feu maladroit tiré six mois auparavant avait  libéré une pulsion de mort erratique et aveugle. On apprend ainsi que Katia a avorté de l’enfant  qu’elle a eu de l’insignifiant  Mentikov dont elle a fait brièvement son amant. Tandis que délaissée par Aliocha,  puis humiliée par le peintre Koromyslov, Lisa sa sœur est insensiblement gagnée par un insondable chagrin et que Mentikov s’abandonne  à la mélancolie ;  le mari assiste impuissant à la dérive de son épouse vers la folie.

Ainsi, dans les deux derniers actes, l’alcool aidant,  l’atelier de Koromyslov devient le creuset dans lequel la pulsion de mort prend peu à peu couleur de rite sacrificiel. Reprenant  le motif de Salomé apportant la tête tranchée de Jean Baptiste, le peintre invite Katia à prendre la pose. L’ivresse met bientôt fin à la séance. Comme un écho des fantasmes érotiques qui fascinaient le public de Charcot à la Salpêtrière, Katia se trouve alors en proie à une véritable attaque hystérique. Il faut saluer ici la performance impressionnante de Victoria Quesnel campant une Katia qui, ivre et demi-nue,  feule, éructe, yeux exorbités et bouche grande ouverte comme au bord de la noyade. Enfin, au terme de cette bacchanale dérisoire, elle entraîne tout son cortège d’hommes vers on ne sait  quel abîme. De ce naufrage, ne subsistent que Goria et Mentikov échoués sur un coin de canapé, tandis que redoublent les sanglots de Liza.

Loin de s’en tenir à la déploration finale, l’apocalypse semble jouer ici le rôle d’un véritable opérateur formel. On peut rappeler  que c’est à l’approche d’une catastrophe nucléaire annoncée que, dans Le Sacrifice de Tarkovski,  une femme roule au sol prise d’une violente transe hystérique. À la lumière d’une fin du monde déjà accomplie, c’est dans l’ombre portée d’un temps  à jamais révolu  que ce drame crépusculaire peuplé de fantômes du passé reprend vie spasmodiquement. Julien Gosselin évoque pour sa part Solaris où un voyageur interstellaire aborde les rives brumeuses de l’Océan de la mémoire d’où il arrache une femme jadis aimée et disparue, pour lui donner une sépulture. Sans céder aux contorsions de l’actualisation, c’est dans la tension maintenue entre passé et présent que Gosselin fait du théâtre le lieu propice à cette mise en orbite des morts. Conservatoire des paroles et des gestes de l’humanité, tel cet étrange poisson témoin d’une forme de vie quasi disparue, «le théâtre, disait Antoine Vitez, est un cœlacanthe ». Le Passé est comme une plongée dans les profondeurs géologiques d’une mémoire inapaisée où le théâtre trouve encore sa nécessité.

Odéon-Théâtre de l’Europe, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, du 2 au 19 décembre 2021. Chalon-sur-Saône les 14 et 15 janvier 2022.Le Phénix Scène nationale de Valenciennes les 28 et 29 janvier.Maison de la Culture d’Amiens
les 23 et 24 février.L’Empreinte − Scène nationale Brive / Tulle les 31 mars et 1er avril. Scène nationale d’Albi
les 14 et 15 avril.Château Rouge − Scène conventionnée d’Annemasse, en coréalisation avec La Comédie de Genèveles 11 et 12 mai Les Célestins − Théâtre de Lyon, en coréalisation avec le TNP de Villeurbannedu 20 au 25 mai.

Un vivant qui passe

D’après Claude Lanzmann.

Théâtre de la Bastille (du 2 au 23 déc.)

Adaptation Nicolas Bouchaud, Éric Didry et Véronique Timsit Mise en scène Éric Didry Collaboration artistique Véronique Timsit. AvecNicolas Bouchaud et Frédéric Noaille Scénographie Élise Capdenat et Pia de Compiègne Lumière Philippe Berthomé en collaboration avec Jean-Jacques Beaudouin Son Manuel Coursin Régie généraleRonan Cahoreau-Gallier Régie lumières Jean-Jacques Beaudouin. Otto Productions et Théâtre Garonne – Scène européenne (Toulouse) CoproductionFestival d’Automne à Paris, Théâtre de la Bastille, Compagnie Italienne avec Orchestre, Comédie de Clermont-Ferrand – Scène nationale, Bonlieu – Scène nationale d’Annecy, Théâtre national de Nice – Centre dramatique national, La Comédie de Caen – Centre dramatique national DiffusionNicolas Roux – Otto Production.  Spectacle présenté en coréalisation avec le Festival d’Automne à Paris.

Photographie: Jean Louis Fernandez

Il y eut d’abord la déflagration du Shoah de Claude Lanzmann en 1985. Puis vinrent les autres films qui n’avaient pu prendre place dans le montage définitif du premier: ainsi Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001) ; le Dernier des Injustes (2013). Un Vivant qui passe (1997) appartient à cette constellation de documents qui, tout en faisant  fond sur la solution finale, valent par la singularité exceptionnelle de leurs témoignages.

Dominique Lanzmann a autorisé  Nicolas Bouchaud et son équipe à consulter  les rushes d’Un Vivant qui passe afin qu’ils puissent en faire la matière d’un spectacle théâtral. Sans doute ont-ils eu également accès à ce document ahurissant  concocté par les S.S. vers 1943 et que j’ai pu voir un soir à la télévsion  Ce film, conçu à destination des délégations  suisses et danoises autorisées à s’assurer du traitement des prisonniers et déportés,  était intitulé ainsi: Le Führer offre une ville aux juifs (Der Führer shenkt den Juden eine Stadt). On y voyait des groupes de femmes et d’hommes correctement vêtus et bien nourris déambulant paisiblement  dans les rues de la vieille citadelle de Theresienstadt  (alias Terezin), et se livrant  à diverses activités laborieuses, sportives ou artistiques de la vie ordinaire : on y découvrait  ateliers, chorales , théâtre ; compétitions d’échecs ; rondes  de petites filles toutes de blanc vêtues ; garçons en short disputant une partie de football ;  assemblée publique des membres du Conseil des Doyens…  Mais très vite on comprenait que nous assistions à  un théâtre d’ombres et que le temps de donner la sinistre comédie du bonheur et de la joie de vivre tous ces gens piétinaient  au seuil d’Auschwitz et Treblinka.

Jeune médecin suisse délégué officiel du Comité International de la Croix Rouge à Berlin, Maurice Rossel fut du nombre des  quelques délégués qui visitèrent fin juin 44 cet « Holywood » du mensonge fictionnel installé à Theresienstadt. Il  fut ensuite, cornaqué  à Auschwitz par un officier faisant  office de commandant  du camp (Hoess lui-même, ou quelque sbire chargé de tenir son rôle ?). Toujours est-il que rien dans le rapport  rédigé par Rossel pour le C.I.C.R. ne fit la part entre la mise en scène orchestrée par les S.S. et l’atroce réalité qu’elle occultait… C’est ce qui ne peut manquer d’interroger le théâtre : comment combattre une mise en scène par les moyens mêmes de la mise en scène, comment récuser la fiction par la fiction?

« Tu n’as rien vu à Hiroshima ». C’était le leitmotiv récurrent que son amant japonais adressait à la petite tondue de Nevers incarnée par Emmanuelle Riva. Mais là où  l’inoubliable  Hiroshima mon amour de Resnais visait le point aveugle de toute velléité de représenter l’horreur même, le spectacle conçu par Nicolas Bouchaud,  Frédéric Noaille, Véronique  Timsit  et Eric Didry, se donne comme l’exploration d’un silence et d’un aveuglement dont ils  opèrent la mise à nu quasi radiographique. Pour ce faire, ils recourent à un dispositif scénique minimal et à une dramaturgie distanciée qui ne s’encombre d’aucune lourdeur didactique.

Dans sa facticité nue, la scénographie conçue pour la rencontre entre Lanzmann et Rossel  expose simultanément l’avers et l’envers d’un  décor de théâtre.  Alignées sur un seul plan, scène et coulisses participent d’une même réalité sans profondeur , telle la surface lisse et continue d’une bande de Moebius : d’une part, la réplique en trompe l’œil du bureau-bibliothèque de Rossel où les rangées de livres semblent obturer définitivement toute perspective ; de l’autre, les cimaises de bois qui exhibent abstraitement et en creux la face cachée de cette scène  sans relief. a la platitude d’un « paysage » sans point de fuite ni ni aspérités que Rossel n’a su que traverser à l’aveugle.

 Seul accessoire soustrait à l’unidimensionnalité de la toile peinte, trône le grand fauteuil Voltaire où prend place Rossel, tandis que les trilles d’un coucou suisse ponctuent par instants l’entretien par lequel le visiteur Lanzmann pousse son hôte dans ses derniers retranchements. Pas plus que Frédéric Nouaille n’est Claude Lanzmann, Nicolas Bouchaud n’est  Rossel. Tous deux sont conscients qu’ils  ne sauraient  les singer ou les incarner sans redoubler le mensonge de la représentation. Ils savent que c’est d’abord au présent , avec les moyens de la scène  qu’il leur faut sonder  l’abîme de  complicité et de consentement volontaire au jeu de dupes orchestré par les nazis. Ils savent que c’est au jeu d’acteurs qu’il revient d’explorer et de démonter les ressorts  d’une manipulation mortifère. C’est ce qui donne toute sa force et son tranchant à leur ‘interprétation .

Car ce n’est pas en héros ou en justiciers, mais en clowns misérables, vêtus de fracs élimés et coiffés de chapeaux melons empruntés à Chaplin ou à Beckett, que les deux protagonistes se livrent à une parade de music-hall grinçante et dérisoire. De même, ce n’est pas simplement sur le seul mode d’une implacable argumentation rhétorique qu’ils entament les fragiles défenses de Rossel, mais c’est aussi en entonnant  une chanson yiddish dont les couplets semblent former l’hymne déchirant de Theresienstadt : La ville comme si…

En revanche, si Rossel peut, en dépit de quelques bouffées d’antisémitisme, arguer de sa sincérité et de sa bonne foi, c’est  l’exaspération suscitée par les jeux d’enfants qui parasitent son exposé qui lui arrache son seul et unique cri d’indignation et de révolte : « C’est insupportable ! » s’étrangle-t-il au bruit du tapage mené derrière sa porte: éclats de rire et ballons colorés roulant à travers la pièce. Ce cri obscène s’avère plus révélateur que ses déclarations anti-nazies.  Du même coup, non moins obscènes paraissent  les soubresauts convulsifs  du coucou suisse dont les grincements  rivalisent  avec les chants d’oiseaux bien réels que Lanzmann a jadis enregistrés à Auschwitz. Ce sont ces derniers qui nous poursuivent encore longtemps après que les applaudissements se sont tus.

L’Île d’Or (Kanemu Jima)

(Ou le rêve continué de Cornélia)

Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, du 3 nov. 2021 au 30 janv. 2022

Une création collective du Théâtre du Soleil en harmonie avec Hélène Cixous, dirigée par Ariane Mnouchkine sur une musique de Jean-Jacques Lemêtre.

Avec : Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Aline Borsari, Sébastien Brottet-Michel, Juliana Carneiro da Cunha, Hélène Cinque, Marie-Jasmine Cocito, Eve Doe Bruce, Maurice Durozier, Man Waï Fok, Farid Gul Ahmad, Sayed Ahmad Hashimi, Samir Abdul Jabbar Saed, Martial Jacques, Dominique Jambert, Judit Jancso, Shafiq Kohi, Agustin Letelier, Yahui Liang, Vincent Mangado, Andrea Marchant, Julia Marini, Alice Milléquant, Taher Mohd Akbar, Nirupama Nityanandan, Miguel Nogueira Da Gama, Seietsu Onochi, Vijayan Panikkaveettil, Ghulam Reza Rajabi, Omid Rawendah, Xevi Ribas, Arman Saribekyan, Thérèse Spirli.

Photographie Lucile Cocito

A l’orée des années 60, la toute jeune Ariane Mnouchkine débarquait au Japon. Près de cinquante ans plus tard, c’est en tant que lauréate du prix prestigieux décerné par la Fondation Inamori (catégorie Arts et Philosophie) de Kyoto qu’elle y est retournée. Enfin c’est en cet automne 2021 qu’on la retrouve, accueillant comme de coutume les spectateurs, de L’lle d’Or devant la porte grande ouverte de son Théâtre du Soleil.

Longtemps après le voyage initiatique qu’y effectua sa fondatrice, ce Japon, le Théâtre du Soleil l’avait en quelque sorte déjà rêvé à la lumière épique du Kagemusha d’Akira Kurosawa. C’était en 1981 dans la splendeur de l’espace conçu par Guy-Claude François pour les Shakespeare.  

Au terme de longs périples à travers ‘Orient, Ariane Mnouchkine dit qu’elle n’a cessé de considérer le théâtre japonais comme un prodigieux réservoir de formes. Espace concret ouvert à la manifestation des énergies passionnelles et des forces cosmiques, il mobilise corps, rythmes et accessoires au service d’un art somptueux, propre, comme disait le Shakespeare de la Tempête, à rendre directement sensibles « les rêves dont nous sommes tissés »…  A l’écart du réalisme naturaliste ou psychologique, ce spectacle du Soleil ne se réduit pas au pur décalque mimétique des codes du nô, des techniques et prouesses acrobatiques du kyogen ou du kabuki. Avec  L’lle d’Or, c’est le rêve de la Cornélia d’Une chambre en Inde qui se poursuit.

Rivé sur son lit d’hôpital, en  proie à on ne sait quelle fièvre, le corps même de Cornélia devient métaphoriquement le champ d’affrontement de forces oniriques, cosmiques et historiques où doivent se vérifier les vertus cathartiques du théâtre. Fragile esquif de toile et de bois, exposé à toutes les tempêtes et ouvert à tous les émerveillements, ce Japon théâtralisé présente ainsi l’utopie incarnée d’une hospitalité sans limite.

Le théâtre du Soleil a-t-il jamais cessé de se concevoir lui-même autrement que comme un havre, un refuge, un  abri, une arche et, pour tout dire, une île ? On cherchera en vain sur la carte cet insituable confetti de l’archipel nippon.  Parente  de l’imaginaire Utopia de Thomas More, voisine de l’île d’Edo, jadis lieu de relégation pour poètes et artistes dissidents, l’Ile d’Or n’est pas moins exposée que le reste de l’archipel aux tsunami, aux tremblements de terre et aux éruptions volcaniques. Refuge utopique et noyau de résistance du théâtre, elle n’est pas non  plus à l’abri des épidémies, guerres et autres tourments qui, à des degrés divers, frappent la totalité de la planète.

De même qu’en 2015, Une chambre en Inde avait dû subir le contrecoup des attentats meurtriers de Paris, la pandémie de COVID amorcée en mars 2021 n’a pas manqué de différer la création annoncée de L’Île d’Or. Le voyage escompté du Théâtre du Soleil au Japon ne pouvant avoir lieu, il restait à l’imaginer en conviant dans l’Île d’Or la cohorte des troupes itinérantes, des théâtres sans feu ni lieu d’hier et d’aujourd’hui accourues, des quatre coins du monde : Japonais, afghans, russes, portugais, brésiliens, palestiniens… D’insolites hippies nus et hirsutes, revenants du Living Theater, croisent de jeunes pilotes kamikaze ; une troupe de marionnettistes installe son castelet pour conter les intrigues et complots qui agitent la cour d’un Empereur …

La fable peut  être sommairement résumée ainsi : administrée par une Maire qui projette d’en faire le lieu d’un festival de théâtre démocratique et cosmopolite, l’Ile d’Or est cependant menacée par les entrepreneurs affairistes et intrigants qui  projettent d’y substituer un casino. Théâtre poreux pour ainsi-dire, l’Île d’Or se laisse aussi pénétrer par les clameurs venues de Tien-An- Men, de Hong-Kong ou du conflit israélo-palestinien. A l’image du perpetuum mobile d’un monde malade, elle est parcourue de peuples en transit et d’artistes en exil. Seconde Babel on y parle toutes les langues : anglais, russe, Indi, chinois, japonais, farsi… Il n’est  jusqu‘au français dont la syntaxe est comiquement perturbée par le rejet du verbe en fin de phrase, qui ne soit ironiquement parlé comme une langue étrangère.

Photographie Thomas Lewis

Cependant, en dépit de belles trouvailles, on perd parfois le fil d’une entreprise généreuse qui se voudrait exhaustive. A force de vouloir tout dire, tout montrer à partir du montage de séquences improvisées mises bout-à-bout ; à force de n’oublier personne  en réunissant  les vivants et les morts, le risque est d’enfermer le spectacle dans une reconnaissance et un unanimisme convenus. Il semble parfois procéder de références à de précédentes créations du Soleil : l’Âge d’Or par exemple ; ou l’irruption d’une bande de singes chapardeurs qui rappelle Une chambre en Inde… Mais on ne peut s’en tenir  ce qui  se réduirait à ne sorte d’autocélébration en forme de recyclage.

Les divinités bonnes et néfastes qui peuplent le cosmos japonais sont aussi à l’œuvre. Outre les puissances mauvaises et les dieux du bonheur, ce sont les éléments, pluie, vent mer et brouillard qui sont mobilisés tels des quasi personnages. En toile de fond, l’inévitable volcan tiré des estampes d’Hokusai ou d’Hiroshige est secoué d’une soudaine colère qu’anime une troupe de manipulateurs. Tandis qu’ailleurs, dans les sables du désert chemine paisiblement une dromadaire-marionnette guidée par son maître, la tempête se joue  du vol erratique de l’hélicoptère où ont pris place les « méchants » de l’affaire.

Certes, ce défilement de références quelque peu manichéennes n’exclut pas pour autant  de vrais moments d’humour et de grâce.  Cela va de la splendide apparition d’une petite déesse virevoltant sur les replis moirés et ondulants d’un océan de soie,  à la fantastique arrivée des gigantesques  grues incarnées par des acteurs échassiers.

En faisant appel à l’actrice Kisumè Oshima, pour le Nô et à Hiroaki Ogasaware pour les intermèdes burlesques du Kyôgen, secondées par toute la troupe du Soleil, Ariane Mnouchkine et Hélène Cixous ont su tisser ce patchwork où drame et humour s’entrecroisent pour tisser parfois, dirait Shakespeare, « l’étoffe des rêves » dont nous sommes faits. La musique de Jean-Jacques Lemètre ponctue entrées et sorties. Elle rythme l’agencement virtuose des praticables manipulés à vue évoquant , tour à tour, le « chemin des fleurs » d’un théâtre nô, les piliers d’un môle d’escale de pêcheurs,  ou les lattes de bois d’où émanent les vapeurs du bain public où s’ébattent des corps nus,roses et replets.

L’île d’Or semble alors croiser les fantasmagories et les plaisirs du Jardin des Délices de Bosch. Tantôt elle ne semble agitée que par la bruine et les vapeurs légères des eaux calmes ; tantôt, comme soulevée par la « grande vague » d’Hokusai, elle semble exposée aux pires dangers. Alors, une fois le spectacle achevé, les puissants roulements du Taiko, tambour rituel du Japon, résonneront encore longtemps dans les têtes et les poitrines.

Les Frères Karamazov

D’après F. Dostoïevski

Odéon Festival d’automne, du 22 oct. au 13 nov. 2021

Mise en scène Sylvain Creuzevault

traduction française André Markowicz (Babel édit.), dramaturgie Julien Allavena, scénographie Jean-Baptiste Bellon,
lumière Vyara Stefanova, maquillage Mytil Brimeur, masques Loïc Nébréda, costumes Gwendoline Bouget,son Michaël Schaller,
vidéo Valentin Dabbadie

Avec:Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual, Sava Lolov, Frédéric Noaille, Blanche Ripoche,Sylvain Sounier,et les musiciens: Sylvaine Hélary, Antonin Rayon.

Photographie Simon Gosselin

Il y a un an, sur la  scène de l’Odéon, le collectif Le Singe dirigé par Sylvain Creuzevault  opérait avec le poème du Grand Inquisiteur  une première incursion dans l’ultime roman de Dostoievski : Les Frères Karamazov. Oeuvre-monstre et, pour tout dire, excessive et proliférante, elle semble rétive à la représentation .

C’est pourtant  le défi qu’a relevé, cette fois encore avec brio, Sylvain  Kreuzevault .

Tout commence par la plainte des fils contre ce père défaillant, bouffon débauché  et irrécupérable, que  campe superbement Nicolas Bouchaud en Fiodor Karamazov. Père oublieux  de  sa progéniture, il semble offrir en négatif la version burlesque du réquisitoire dressé par Ivan Karamazov par le truchement de l’inquisiteur sévillan de son poème. Au sacrifice du Fils répondra, cette fois, le meurtre du Père et il appartiendra au fait-divers d’un sordide parricide de solder les comptes cumulés de toute une vie.

 On pénètre d’abord entre les murs gris et sommairement meublés de la cellule du starets Zossima   où Fiodor, le père, entend réunir  ses quatre fils « pour affaires ». Ces murs sont maculés d’inscriptions en forme de dazibaos accusateurs que le fils bâtard Smerdiakov (que Blanche Ripoche, campe en une sorte de punk farouche et silencieux) y a essaimés : « Ilioucha fils de lâche ; « compassion piège à cons »… et, pour donner la tonalité majeure de ce florilège du ressentiment, on y lit le fameux : « Si Dieu est mort, tout est permis »…

Car c’est bien la défection des pères qui précipite les fils sur la pente de la révolte et du crime : froideur cynique et distante d’Ivan (Sylvain Creuzevault ; souffrance  de Dimitri (Vladislav Gallard) qui voit Fiodor se dresser  en rival auprès de la belle Grouchenka (Servane Ducorps) que ce dernier ne convoite que pour la livrer à la dépravation du Dancing,La Ville Capitale sorte de lupanar dont il est propriétaire ; haine recuite de Smerdiakov  réduit à la servitude ; révolte du naïf Aliocha brutalement confronté à l’odeur de décomposition que répand le cadavre du saint homme qu’est le starets Zossima (Sava Lolov) en qui il s’était trouvé  un père de substitution ; souffrance  du petit Ilioucha qui meurt après avoir vu son père ( Snéguiriov : Frédéric Noaille ) battu et humilié ^publiquement par le bouillant Dimitri Karamazov.jaloux des rapports du capitaine avec Grouchenka.

 Mené tambour battant, tout le spectacle procède d’une sorte de déferlement jubilatoire qui oscille entre impiété, propos édifiants et blasphématoires,  séquences burlesque et moments de réelle émotion. Ponctué de jurons et d’adresses au public, de traits musicaux diffusés en direct depuis la fosse d’orchestre où officient deux musiciens (Sylvaine Hélary et Anonin Rayon), le texte dans l’excellente  version d’André Marcowicz est proféré, comme s’il était librement improvisé en direct par les interprètes.

Sur les trois heures quinze de ce spectacle proliférant qui nous tient en haleine, il n’est jusqu’au temps réservé de l’entre-acte qui ne soit entamé par la débordante générosité du jeu des acteurs. Ainsi, l’excellent Sava Lolov vient-il à l’avant-scène pour nous inviter  inopinément à rester en place, pour peu que nous le désirions. Il porte témoignage de la vie et des paroles du starets Zossima promu en une sorte de second  Saint François d’Assise.  Comme en contrepoint aux contorsions grotesques qu’infligeait  aux  visiteurs l’odeur de putréfaction émanant  du cadavre du saint homme, il dit l’excès d’amour que ce dernier portait à ses semblables et aux animaux.

Il y a, dirait-on,  trop de péripéties, trop d’humiliés,trop de rancœur, trop de comptes à régler, trop de candidats potentiels  au parricide et, pour tout dire, trop de puanteur répandue sur le monde pour qu’on puisse entrevoir un salut pour un Dimitri délibérément sacrifié, tel un Christ dérisoire Mais c’est cet excès même qui donne aussi sa portée éthique  à l’entreprise de Dostoïevski. C’est ce qui fait dire au starets Zossima : « Chacun de nous est coupable de tout devant tous les autres, et moi plus que tout le monde. » C’est pourquoi la mise en scène de Sylvain Creuzevault relève d’un théâtre de l’excès. que souligne le recours aux artifices forains du masque et des costumes tirés de quelque décrochez-moi-ça.  C’est ce  plus  ou ce  trop qui passe outre les alternatives édifiantes  de la chute et du pardon, du salut et de la grâce. Si le Christ muet n’apparaît pas en personne comme dans le Grand Inquisiteur, il est du moins évoqué sous la figure du cadavre exsangue du Christ mort peint par Holbein dont le prince Mychkine de l’Idiot pouvait dire que rien qu’en le regardant, « un croyant peut perdre la foi. »

Au prisme d’une intrigue policière et d’un procès criminel que policiers (Sylvain Sounier), procureur, témoins  et avocat instruisent tour à tour et simultanément à charge et à décharge, c’est le mobile et le responsable supposé du crime qui, à terme, semblent se volatiliser.  Filmé comme à sa sortie de plaidoirie, l’avocat  (Nicolas Bouchaud) fait paradoxalement pencher  la balance entre l’inconséquence coupable du père et le caractère rédhibitoire et irréductiblement impardonnable du parricide. Ainsi, le verdict qui envoie Dimitri  au bagne paraît-il relever plus de l’escamotage tragi-comique que de la condamnation judiciaire.

Tandis que la puanteur de la décomposition finit par recouvrir toute odeur de sainteté, et que, seul le cadavre du petit Ilioucha qu’on enterre en est exempté, la tragédie cède le pas à la farce et au jeu de massacre. Par delà l’argent et les coups échangés autour du dancing-lupanar du père Karamazov, c’est le verdict sans appel porté sur la société dressé par « l’anarchiste  » Dostoïevski, qui transparait peu à peu.

Un art de la sauvegarde: Fraternité, conte fantastique. Mise en scène de Caroline Guiela Nguyen

Odéon Théâtre de l’Europe 18 sept / 17 oct. 2021 Texte et mise en scène Caroline Guiela Nguyen. Avec Dan Artus, Saadi Bahri, Boutaïna El Fekkak, Hoonaz Ghojallu, Maïmouna Keita, Nanii, Elios Noël, Alix Petris, Saaphyra, Vasanth Selvam, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia, Mahia … Continuer la lecture de Un art de la sauvegarde: Fraternité, conte fantastique. Mise en scène de Caroline Guiela Nguyen

Le Grand Inquisiteur

d’après Fédor Dostoîevsi par Sylvain Creuzevault Photographie S. Gosselin.Traduction française André Markowicz. Avec Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual, Sava Lolov, Frédéric Noaille, Sylvain Sounier. Dramaturgie Julien Allavena. Scénographie Jean-Baptiste Bellon.Lumière Vyara Stefanova. Création musicale Sylvaine Hélary, Antonin Rayon ;Costumes Gwendoline Bouget. … Continuer la lecture de Le Grand Inquisiteur

FAMILIE par Milo Rau et le NT Gent

Nanterre Amandiers 3 – 10 oct. 2020. Reprise en tournée

Conception et mise en scène :Milo Rau. Texte :Milo Rau et les interprètes. Avec :An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters, Louisa Peeters. Recherche et dramaturgie : Carmen Hornbostel. Décor et costumes :Anton Lukas, Louisa Peeters. Vidéo : Moritz von Dungern. Lumières : Dennis Diels.

Spectacle en néerlandais surtitré en français

Dans les années soixante-dix,  Concert à la Carte de F. X. Kroetz avait marqué l’époque de ce qu’on avait nommé le « théâtre quotidien » : le déroulement de la soirée ordinaire d’une jeune secrétaire esseulée dans son minuscule appartement atteignait son point d’orgue   par un  suicide par empoisonnement.

Même s’il cerne la violence brute d’une issue analogue, le réalisme du théâtre de Milo Rau ne sacrifie pas pour autant à l’esthétique naturaliste du constat. Il « double » en quelque sorte le réel en resserrant le drame représenté au plus près de l’existence même de ses interprètes – professionnels  ou non –  Ainsi, en 2017, pour Five Easy Pieces,  les méandres et arrière-plans  de « l’affaire Dutroux »  passaient par le regard d’enfants d’âge proche de celui des jeunes victimes du tueur. En 2018, la Reprise, consacré au meurtre sauvage à Liège d’Isane Jarfi jeune musulman homosexuel mobilisait un petit groupe de femmes et d’hommes au chômage candidats au casting sensé sélectionner les interprètes d’un film. La distribution de   Familie, qui se présente aujourd’hui  comme le dernier volet de ce triptyque emprunté directement à la rubrique des faits divers, réunit les quatre protagonistes que sont, dans la  vie réelle,  An Milller, Filip Peeters, acteurs de profession, et leurs deux filles Léonce et Louisa.

« L’affaire Demeester » qui éclate en septembre 2007 dans la banlieue de Calais demeure une énigme close par une enquête de police  restée non concluante.  Qu’est-ce qui mène en effet les quatre membres d’une famille honorable de la classe moyenne du Calaisis à solder en une seule soirée, par un suicide collectif soigneusement planifié, le cours d’une existence sans aspérités ? Nulle violence domestique, nul motif économique ou psychologique, nul conflit générationnel  n’anticipe ce dénouement brutal qui scelle, par pendaison, la mort simultanée d’une mère, d’un père et de leurs filles de quatorze et seize ans. Pour tout adieu, un mot recommandant  les chiens au voisinage accompagne  ce message  laconique griffonné sur un coin de canapé: « On a trop déconné. Pardon. »

 L’enquête préparatoire au spectacle menée auprès du voisinage et de la population de la région sur, « l’affaire  »  s’avérant improductive, chacune des interprètes des filles est alors conviée à dresser l’inventaire des préférences, petites manies et rituels coutumiers dans  la famille Miller-Peeter : cajoleries prodiguées aux deux chiens de la maison, lecture de Harry Potter et révisions d’anglais pour les filles; propension au naturisme chez le père, affichage de photos, profession de foi écologiste et goût de la mère pour la musique de Rameau. Si elle dit son souhait qu’elle soit jouée lors de ses funérailles, rien dans les actions ou les paroles échangées ne constitue pour autant un indice ou un schème explicatif de l’issue tragique de cette tranquille soirée domestique.

Dramaturgiquement exempte de tout enchaînement causal, la représentation de cette tragédie domestique  reste immanente  à la banalité et au cours ordinaire des choses. La distance et « l’étrangeté » n’y sont porteuses d’aucune « leçon » : pas plus qu’une « faute », qu’un mot ou qu’un acte déterminés n’entrainaient le déchaînement de violence de la Reprise,  le retour vers la tragédie antique dans les ruines d’Oreste à Mossoul ne préfigurait,  via la généalogie criminelle des Atrides, la fin des Demeester.

Chez Milo Rau, le réalisme ne procède  pas d’un simple effet de miroir posé devant le monde. Il opère par éclats, fragments, changements de focale, montage et variations prismatiques. Manipulée à  vue, une  caméra vidéo explore tous les recoins de l’appartement où se déroulent les séquences de ce qui n’apparaîtra qu’après-coup comme les stations d’un rituel de mort. L’écran qui surplombe la scène aménagée en maison de verre traduit en gros plans les menus évènements qui, d’une pièce à l’autre, jalonnent le quotidien de  cette famille : douche pour la mère ; préparation du dîner par le père ; lecture, visionnage de petits films d’enfance anecdotiques pour les filles ; banalité  d’échanges téléphoniques familiaux ; sortie des poubelles qui prend des airs de déménagement nocturne ; attention scrupuleuse portée au règlement des factures et au choix des costumes et des robes de bal confectionnées par l’ainée. Cela va des occupations coutumières d’une soirée réunissant le cercle de famille, aux quatre nœuds coulants que le père fixe à la poutre d’entrée de la maison.

Cependant, la liberté laissée aux interprètes n’exempte pas la représentation du recours à de petites dramatisations ponctuelles qui introduisent un principe de variation dans l’accomplissement de la fatalité tragique. Telle nous apparait la révolte improvisée de Léonce et Louisa qui tentent  brièvement de se soustraire à l’emprise d’une mère qui enjoint à ses filles de se conformer jusqu’au bout au rituel convenu.  Il y a là comme une façon de ménager ce qui, dans l’économie de la tragédie antique, fonde le refus d’Ismène face à la détermination d’Antigone, ou celui  que  Chrysothémis oppose à l’intransigeance d’Electre. En faisant confiance à la subjectivité singulière de ses interprètes, le metteur en scène ménage la possibilité d’une réalité autre : le  théâtre de Milo Rau ou le réel et son double. Par la mise en contiguïté des deux familles -celle des interprètes et celle des protagonistes réels- c’est l’opposition même du réel et de  la fiction qui disparait alors..

Le suicide par pendaison simultanée des quatre membres d’une même famille semble obéir aux termes d’un contrat tacite. Il se réalise dans une sorte de main-à-main solidaire qui répète ironiquement l’image paisible de la photo de groupe affichée au salon. Au carrefour de la politique et de la vie quotidienne, la tragédie tourne à l’humour noir de la comédie et la « déconnade » au carnaval glacé de ce que le metteur en scène désigne comme « une messe noire de la vie ».

C. Drapron