Mise en scène Julie Duclos. Traduction de Camilla Bouchet, Jean-Louis Martinelli et Arnaud Roig-Mora. Mise en scène, Julie Duclos assistée d’Antoine Hirel. Scénographie, Matthieu Sampeur. Lumière, Dominique Bruguière. Vidéo, Quentin Vigier. Son, Samuel Chabert. Costumes, Lucie Ben Bâta Durand. Avec Mithkal Alzghair, Alexandra Gentil, David Gouhier, Émilie Incerti Formentini, Manon Kneusé, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Cyril Metzger, Leïla Muse, Alix Riemer, Maxime Thébault, Émilien Tessier et Étienne Toqué.
Odéon Théâtre de l’Europe, mai 2022
En établissant une contiguïté paradoxale entre la centralité d’un grand théâtre national parisien et le dénuement de quelque unité psychiatrique ordinairement refoulée à la périphérie de nos villes, c’est à un singulier déplacement que procède ici Julie Duclos, à la tête d’une équipe de treize jeunes comédiens, tous excellents.
Nous prenons place face à de hauts murs gris et sans apprêt qui délimitent une vaste pièce associant confinement et démesure, austérité et monumentalité. Ainsi, le cadre de scène s’élève jusqu’aux cintres. Il semble faire tout à la fois office de fumoir, de mess, de salle d’attente et d’accueil pour les vsiteurs. Meublé sommairement de fauteuils en skaï et de tables de formica, balisé de carrelage, il est parcouru de verticales et d’horizontales qui semblent prescrire itinéraires et déambulations . Au fond , une haute verrière laisse voir un arbre sous lequel, des pensionnaires immobiles semblent se livrer à quelque silencieuse méditation, fument cigarette sur cigarette ou poursuivent de temps en temps d’interminables soliloques adressés à un invisible partenaire. C’est un lieu hanté d’êtres pantelants, habillés de vêtements dans lesquels leurs silhouettes évoquent des esquisses tremblées et inachevées d’hommes et de femmes en attente d’on ne sait quoi.
Tel nous apparaît d’abord Markus triturant insensiblement la télécommande d’une télévision dans l’impossible tentative de maîtriser le déferlement d’images et de sons sur l’écran latéral qu’il regarde à peine. D’autres apparaissent peu à peu, tantôt prostrés, tantôt affairés, comme mus par la soudaine détente d’invisibles ressorts qui les propulsent sporadiquement contre les portes battantes aux deux extrémités de la pièce. Ces êtres flottants qui font irruption, se figent sur quelque siège ou canapé avant de reprendre leur course : Erika poursuivant sa quête névrotique de perpétuelles transformations vestimentaire ; Birgit la fumeuse compulsive, ou Sofia l’anorexique qui, campée à la lisière de la fosse d’orchestre, semble fascinée par le vertige de sa prochaine disparition…
Il sont tous là, saisis dans leur singulière étrangeté, sans qu’aucun commentaire médical ne nous livre la clé de leur souffrance propre. Ce sont les revenants d’obscurs désastres, tel Mohammad le réfugié survivant d’une lointaine guerre du Moyen Orient; Markus, Martin ; Anders, Roger, Tomas ne sont pas sans évoquer les doubles de ces bouleversantes figures jadis filmées par Raymon Depardon sur l’île de San Clemente. Sous les ors et les stucs d’un grand théâtre à l’italienne, la projection vidéo, en fond de scène, fait affleurer, comme par transparence, les aspérités des murs de cet autre lieu hanté d’êtres misérables relégués à l’écart de la vie dite « normale ».
Ce spectacle ne relève pas simplement d’une approche naturaliste. C’est pourquoi le réalisme glacé de Lars Norén qui connut, très jeune, les affres de la relégation et de l’enfermement psychiatrique, ne s’encombre ni de diagnostics, ni de tableaux cliniques ni de condamnations. Ce lieu qu’on dirait normal ne résonne pas de cris de révolte et n’est justiciable d’aucun jugement sur ce qui s’y passe. Tout semble au contraire, y suivre son cours ordinaire, selon un rituel bien rôdé qui gère autant la déglutition d’une pilule par une malade récalcitrante que le rapide escamotage d’un cadavre. Pas non plus de commentaire en voix off , ni de médecins en blouse blanche sacrifiant au rituel convenu des « présentations de malades ». Préposé à la distribution des remèdes et assurant , Tomas celui qu’on suppose faire office d’aide infirmier nous semble d’abord appartenir au même monde que les autres pensionnaires.
On éprouve toujours quelque gêne à voir des acteurs jouer des personnages de « fous ». Aussi aiguisé que soit leur talent de composition ou d’imitation, la dimension spectaculaire de leur prestation n’en maintient pas moins la folie à distance et renforce les résistances dont nous nous rempardons. Or, ici, par-delà la théâtralité immédiate de la « crise » et du symptôme, tout repose sur l’étrangeté de ce lieu aseptisé et sans apprêts où chacun circule librement et dispose de la télévision de la cafetière électrique et du distributeur d’eau.
S’il y a, on le sait, une théâtralité et un exotisme convenus de la folie qui relèvent du théâtre et de la scène, l’écriture de Lars Norén qui fréquenta très jeune ces lieux de relégation s’ingénie à procéder au brouillage même des codes convenus de la scène: « entrées » et « sorties », « monologues » et « dialogues » sont comme sans cesse exposés à de minuscules séismes, à d’étranges perturbations.
De même que, dans l’expérience du rêve et de la folie, les corps se dérobent aux rythmes dits « naturels » et aux finalités de l’action, de longs silences alternent avec de soudains accès de fou-rire et des afflux la logorrhée furibarde fouaillent d’informulables blessures. Coq-à-l’âne et dialogues de sourds creusent l’écart entre les temporalités hétérogènes que vivent séparément les protagonistes de Kliniken.
Il revient à Peter Szondi d’avoir souligné dans sa Théorie du drame moderne la fécondité d’un procédé dramaturgique à l’œuvre chez Tchékhov : c’est ainsi qu’André, le frère ainé des Trois sœurs entreprend de confier ses échecs et frustrations au vieux Ferraponte demi-sourd. L’impossible échange tourne alors au dialogue désespéré et le monologue d’André fait place au développement burlesque de deux soliloques parallèles et désaccordés. Tout le texte de Kliniken est fait de l’entrelacs de tels soliloques sans réponse.
L’acteur, ne « construit » pas un personnage doté d’une intériorité ou d’une vie psychologique propres. Il apporte, selon le grand metteur en scène Krystian Lupa, « quelque chose de plus vaste, ni tout à fait identique, ni tout à fait homogène avec ce qui est écrit » ; il apporte ce que Lupa nomme, son « paysage ». C‘est pourquoi, dans la mise en scène de Julie Duclos, corps en mouvement, sons et paroles semblent participer de la même matière sensible que le frémissement du feuillage, que le grondement de l’orage au loin, ou le ruissèlement sporadique de l’averse sur une baie vitrée. Maeterlinck parlait d’une poésie qui naîtrait au gré des flux et reflux d’une « immensité mouvante », il y a une profondeur d’où les personnages peuvent prendre la parole.
En même temps que le « dialogue » théâtral s’égrène en une suite de soliloques qui semblent glisser les uns sur les autres sans jamais s’enchaîner, sans se répondre ni conclure, chaque parcours trace le chemin de ce que Fernand Deligny appelait sa ligne d’erre. La vidéo qui poursuit les protagonistes dans leur errance de couloirs, en chambres et en escaliers semble n’offrir ni perspective, ni point de fuite. Chacun y cherche le chiffre de son destin et revient à terme à son point de départ pourvu d’un lambeau de son histoire.
Tous les éléments du spectacle s’agencent ainsi, selon une poétique du discontinu et de la dissonance où se télescopent l’ici et l’ailleurs, le passé et le présent.
C’est pourquoi, il n’y a pas de « personnages » à proprement parler, mais des blocs de souffrance séparés traversés de brèves et troublantes fulgurances . Ainsi Mohammed peut-il questionner la guerre qui l’a dépossédé de tout: « J’ai quel droit de vivre dans un monde de morts ? » De son côté, Roger qui accueille la visite de sa mère par un flot de sarcasmes et d’obscénités conclut l’entrevue par cette demande qui résonne comme un appel étranglé : « Tu reviens quand ? »
En dépit de quelques longueurs, c’est sans doute de telles fulgurances qui font le mérite de ce spectacle-sismographe, sensible aux équilibres fragiles dont sont faites nos existences.