Le Grand Inquisiteur

d’après Fédor Dostoîevsi

par Sylvain Creuzevault

Photographie S. Gosselin.Traduction française André Markowicz. Avec Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual, Sava Lolov, Frédéric Noaille, Sylvain Sounier. Dramaturgie Julien Allavena. Scénographie Jean-Baptiste Bellon.Lumière Vyara Stefanova. Création musicale Sylvaine Hélary, Antonin Rayon ;Costumes Gwendoline Bouget. Stagiaire costumes Suzanne Devaux.Maquillage Mytil Brimeur, Judith Scotto
Masques Loïc Nébréda. Son Michaël Schaller. Vidéo Valentin DabbadieProduction Le Singe. Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe Festival d’Automne.

Théâtre de l’Odéon, 26 sept – 18 oct 2020 (durée, 1h 45)

Avec ce long chapitre extrait des Frères Karamazov, c’est un étrange objet qui se trouve convoqué sur la scène de l’Odéon par Sylvain Creuzevault et son collectif Le Singe : rien de moins que le Christ en personne tel qu’Ivan Karamazov l’évoque par le biais de son poème-parabole du Grand Inquisiteur qu’il propose à son jeune frère Aliocha, moine novice à la foi candide et inquiéte.

Les deux frères Ivan (Sylvain Creuzevault) et Aliocha (Arthur Igual) font d’abord office de machinistes burlesques à la Karl Valentin. Ils se livrent à une sorte d’affichage sauvage qui évoque, dans une atmosphère bon-enfant, la surenchère militante des mots d’ordre et des slogans d’une Assemblée Générale étudiante. Se relayant sur les versants d’une échelle double, ils s’emploient à coller sur le rideau de fer du théâtre les lettres formant les slogans par lesquels ils  proclament contradictoirement leurs actes de foi respectifs: Dieu éternel / ainsi soit-il pour Aliocha : éternelle rébellion / quoi qu’il en soit pour Ivan.

Les termes du débat ainsi posés dans le calme et la complicité de ce prélude en forme de numéro d’équilibrisme ascensionnel, le rideau peut alors se lever. Nous découvrons les arcades d’une église ou d’un palais princier flanquées de grands braseros placés de part et d’autre du plateau. Drapé de sa longue tunique blanche, le Christ (joué par le même excellent Arthur Igual)  fait donc retour dans le monde d’ici-bas. A cette variante près que ce n’est plus cette fois dans la Jérusalem sous occupation romaine, mais dans la Séville du XVIe siècle, à la lueur des brasiers de la Sainte Inquisition, qu’Ivan place sa fiction.

Qu’est donc revenu accomplir de nouveau ce Christ en ces temps de catholicisme triomphant ? Procéder à une nouvelle Révélation qui amenderait celle des Evangiles et ferait justice des abus de son Eglise ? Rien de tel. Revenir sur sa Parole, y ajouter d’autres mots reviendrait à l’invalider; à la rendre caduque, ni plus ni moins. C’est pourquoi, muré dans son silence le Christ peut, tout au plus, poursuivre sur sa lancée en renouvelant quelques uns des misérables miracles déjà répertoriés dans le Nouveau Testament. Ainsi.  s’attire-t-il de nouveau la faveur éphémère du peuple en rendant la vue à un aveugle et en ressuscitant une petite fille morte. Appelé à comparaître devant le tribunal de l’Inquisition et ,promis au supplice, il se tait encore. La couronne d’épines qui ne lui arrache qu’un petit « aïe ! » de douleur ne lui ôte pas le sourire de consentement à ce qui s’annonce comme une seconde Passion.

Le théâtre n’entend pas illustrer ici le texte du roman dont il n’offre que l’esprit parodique.

Ainsi, chez Sylvain Creuzevault, le déplacement des temps et des lieux devient l’occasion de faire défiler, sur un mode carnavalesque quasi fellinien, quelques-unes des figures fondatrices de notre modernité. Première figure grotesque de cette parade de fantoches: le Pape de Rome (Vladislav Galard). Trônant dans toute sa pompe, se délectant du massacre des « hérétiques » dont il rythme l’agonie au son du violoncelle, le Pontife se contorsionne dans des poses qui parodient le maniérisme baroque. Il sera relayé par les penseurs de l’entreprise émancipatrice et prométhéenne du XIXe siècle qu’incarne un Marx qui a emprunté sa barbe au Christ d’Arthur Igual. Viendront enfin les puissants qui, parodiant l’imagerie convenue de l’Eglise, seront reconnaissables à quelques attributs dérisoires : casquette et uniforme blanc pour Staline (Sylvain Sounier) ; sac à main pour Thatcher (Fréderic Noaille) ; mèche rebelle pour Trump  (désopilante Servane Ducorps).

Mais, avant ce défilé de figures de fête foraine travesties, il importe d’instruire le procès qu’ Ivan Karamazov fait au Christ d’Aliocha. Venu visiter le Christ dans sa prison, le Grand Inquisiteur (inquiétant Sava Lolov)  dresse l’acte d’accusation. Il en place d’emblée l’enjeu sur le terrain théologico-politique. La première pièce à conviction invoquée est empruntée à l’évangile de Matthieu : l’Inquisiteur pointe un triple renoncement, qui vaut aveu de faiblesse. Le Messie conduit au désert pour y être mis à l’épreuve du Diable, n’a-t-il pas refusé les expédients du miracle, du mystère et de  l’autorité qui fondent le pouvoir de l’Eglise ? Du même coup, n’a-t-il pas abandonné l’homme en quête de bonheur et de sécurité à l’exercice d’une liberté qui lui pèse et dont il ne veut pas ? La violence inquisitoriale n’est-elle pas corrélative de la servitude volontaire de ceux qui ont échangé leur  liberté contre leur sécurité et la promesse d’un bonheur illusoire ?

Au terme de ce procès qui demeure, au double sens du terme, sans réplique, le Christ condamné peut être alors  livré à ses tourmenteurs. Saigné, éviscéré en une scène digne du Grand-Guignol, il devient l’objet de la fureur consommatrice à laquelle se livrent sur son cadavre les représentants des puissances terrestres : outre le Pape, Margaret Thatcher, Donald Trump et Josef Staline se font alors les officiants de cette parodie de sacrifice eucharistique.

Ne manque plus que l’ironie dialectique d’Heiner Müller, (ici magnifiquement servie par Nicolas Bouchaud). A la sentence d’Adorno, selon laquelle, après Auschwitz il n’est plus de poésie possible, il oppose un autre tour de résistance. Au cours d’une longue interview doublée d’un extrait d’entretien filmé, Müller, dans Fautes d’impression, voit l’œuvre de Dostoïevski comme une réponse par anticipation à Adorno : « Après Auschwitz, rien que des poèmes. » On se souvient alors que c’est dans la forme d’un poème qu’Ivan Karamazov  propose à Aliocha l’énigme de son Grand Inquisiteur. Fascinés par l’inflation hyperbolique de ce poème impromptu, Sylvain Creuzevault et son équipe entrainent les figures grotesques et dérisoires des puissants dans une danse théâtrale débridée qui mêle le débat théologico-politique aux attractions en forme de jeu de massacre d’une joyeuse fête foraine.

En attendant le spectacle à venir tiré du roman-fleuve des Frères Karamazov, Sylvain Creuzevault opère, avec ce Grand Inquisiteur, le parcours ébouriffé d’un second retour du désert et l’autopsie d’un silence.

C. Drapron

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