AUX ECLATS

  (Le théâtre en chantier de Nathalie Béasse)

Théâtre de la Bastille15 sept-8 oct. 2020

Conception, mise en scène et scénographie Nathalie Béasse. création lumière Natalie Gallard | musique originale Julien Parsy | décor Julien Boizard, Corine Forget, Philippe Ragot | avec Étienne Fague, Clément Goupille, Stéphane Imbert | © Jean-Louis Fernandez. Coproduction la Comédie de Clermont-Ferrand – Scène nationale, le Quai – CDN – Angers ; le Théâtre de la Bastille – Paris ; le Théâtre de Lorient – CDN ; La Halle aux grains – Scène nationale – Blois.

Je n’ai découvert que tardivement le théâtre de Nathalie Béasse avec Le bruit des arbres qui tombent donné au Théâtre de la Bastille en juin 2019, dans le cadre d’Occupation 3.  Elle y revient aujourd’hui avec Aux éclats qui est comme la suite directe de cette première performance : moins un spectacle achevé que le dernier développement d’un work in progress.

Nous sommes, cette fois encore,  introduits dans un espace vide qui ne décrit ni n’annonce rien d’une histoire ou d’un drame : le cube scénique reste nu, comme écorché, écorcé. Dépouillé de tout artifice décoratif, son mur de fond constitué de dalles de polystyrène noircies semble avoir été la proie d’un incendie.  A gauche, la coulisse résonne d’abord de solides coups de marteau qui  pourraient marquer les traditionnels trois coups du brigadier annonciateurs  du spectacle. Il faut se rendre à l’évidence que la convention théâtrale ne tient pas. Ces coups de marteau assénés vigoureusement sont bientôt relayés par le bruit strident d’une ponceuse, d’une disqueuses ou d’une scie circulaire… Ce vacarme assourdissant alterne avec les interpellations, éclats de voix, et jurons  échangés d’un poste de travail à l’autre.

Il s’agit d’un théâtre en chantier si l’on veut, mais un théâtre dont on ne sait au juste s’il s’agit d’un chantier de construction  ou de démolition. Foyer d’une activité fébrile, la coulisse latérale semble suinter et se vider peu à peu de substances plus ou moins identifiables : nuage de plâtre et écoulement d’enduit d’un blanc laiteux… Cette coulisse fonctionne alors comme un quasi-organisme secrétant et expulsant, matières, voix, corps, solides et liquides… Du même coup, aucun élément n’est ici ramené à son identité figée de « chose » ou de signe identifiable, mais reste soumis, en permanence à un principe d’incertitude et  d’instabilité.

Dans le creuset de cette curieuse et burlesque alchimie, les codes et conventions ordinaires de la représentation sont ostensiblement pervertis. si bien que  c’est tout le théâtre qui, des cintres aux coulisses et jusqu’à ses accessoires mêmes, semble secoué de mouvements spasmodiques. Rien  n’est rivé à sa seule fonction utilitaire et nul corps n’est assigné à une identité, ou à un « rôle » déterminé. Pas de « personnages » donc, mais trois comparses (Étienne Fague, Clément Goupille, Stéphane Imbert) qui n’en font qu’un et traversent les cataclysmes avec l’indifférence décalée d’un Buster Keaton.

Le premier qui entre  est vêtu à l’ordinaire, tel un simple quidam : c’est, dirait-on, à peine un « acteur ». Il maugrée et prend à témoin les spectateurs  de la piètre théâtralité de son « costume » et du mauvais goût de sa cravate « couleur de merde » (sic). Il gagne sa place, dans les travées du public en affectant d’apprécier au passage la qualité d’une veste d’homme ou la belle robe de sa plus proche voisine. (Peu importe si le premier arbore T. shirt et bermuda, et la seconde pantalon et corsage. Il est patent qu’on fait ici peu de cas de la notation réaliste et du souci de ressemblance.)

Il est rejoint par deux autres comparses qui font assaut de jeux puérils et de grossières plaisanteries de potaches.  Cela va, à grand  renfort d’échanges de taloches, du « je te tiens / tu me tiens / par la barbichette… », à la blague du coussin-péteur glissé sous les fesses du partenaire.

On rit certes, mais d’un rire qui hésite entre l’abîme de la vacuité et l’excès de la surenchère ; un rire qui balance entre de dérisoires tentative d’entrées clownesques, et la grossièreté des blagues de cour de récréation.  On se laisse ainsi prendre aux roulades et culbutes qu’exécute plaisamment et jusqu’à épuisement de son ressort de jouet d’enfant, un minuscule chiot mécanique convulsivement secoué de rires en saccades.

La scène se fait piste de cirque en mal d »attractions. Les costumes réclamés arriveront plus tard à la rescousse de cette théâtralité défaillante, tels les oripeaux tirés de quelque décrochez-moi-ça que les enfants se plaisent à associer de bric et de broc aux fins d’une parade improvisée. Les trois protagonistes s’essaient à excentriques combinaisons de pièces de vêtements., puis parvenus au terme de ce qui semble relever de l’art du « cadavre exquis », ils arborent des masques grimaçants et couronnent le tout par la construction de quelque silhouette effrayante venue des fables et des contes enfantins.

Car c’est bien l’enfance de l’art qu’explorent  la metteure en scène-plasticienne et ses interprètes. Le rire naît dans cette tension hyperbolique entre le vide et le plein, entre le comique et le tragique de fausses entrées clownesques et le recours aux jouets dénichés dans les fêtes foraines. Le lourd arsenal emprunté à un magasin de farces et attrapes se conjugue aux fragiles constructions minimalistes venues de l’arte povera. 

C’est ce qui fait d’Eclats un spectacle bricolé à partir de pièces et de morceaux, d’objets trouvés qui tentent de s’assembler tant bien que mal, au gré des oscillations d’un prisme kaléidoscopique.

Ce qui s’accomplit sur scène ne s’effectue qu’au risque du ratage et de l’échec où l’on tombe, ou qu’on esquive par le truchement de quelque artifice comique. Ainsi en va-t-il de la reprise du fameux numéro de cirque extrême-oriental qui consiste à faire virevolter bols et assiettes au bout de longues perches flexibles… A cette réserve près que le jongleur improvisé qui se fait fort de réaliser la même prouesse, ne se livre qu’au simulacre du numéro exécuté cette fois, sans bols, ni assiettes…

L’ironie de l‘entreprise bricolée par Nathalie Béasse et son équipe est jalonnée de fausses-pistes, subterfuges, ratées, chutes et remises en chantier d’une catastrophe qui confine au chaos sans s’accomplir vraiment .

A l’épreuve de ce chaos suspendu, les distinctions mêmes du vivant et de l’inerte, de l’animé et de l’inanimé s’estompent peu à peu: une chaise vide, un praticable se déplacent soudain, comme par enchantement.  À terme, rien n’est stable ni ne s’édifie durablement, mais se trouve sans cesse soumis à des équilibres précaires, exposé à d’insensibles séismes. Un projecteur pique soudain du nez et, contre toute attente, de paisibles édifices de ferraille relégués sagement  dans un coin s’écroulent avec fracas. 

En résulte une sorte de feu d’artifice inversé en cataclysme burlesque: une grêle de petits pois, s’abat dans un crépitement de gravillons : des paquets de matière indéterminée et flasque claquent au sol comme des bouses fraiches ; lâchés des cintres, des fragments de plafond se fracassent, annonciateurs d’on ne sait quel écroulement.

 Cet enchaînement de phénomènes fortuits et cocasses  est régi à vue par ses interprètes-machinistes qui précipitent phénomènes insolites, et cataclysmes. La performance se mue en catastrophe à laquelle on s’efforce parer dans l’urgence. Faite de bouts de ficelles et de débris récupérés, elle s’exécute, au risque calculé du ratage et de la ruine. Tel nous apparaît le théâtre poétique et jubilatoire inlassablement remis en chantier par Nathalie Béasse.

C. Drapron

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