L’antre du monstre. Le Procès d’après Franz Kafka. Mise en scène Kristian Lupa

©Magda Hueckel

Avec Bożena Baranowska, Bartosz Bielenia, Maciej Charyton, Małgorzata Gorol,  Anna Ilczuk, Mikołaj Jodliński, Andrzej Kłak, Dariusz Maj, Michał Opaliński, Marcin Pempuś, Halina Rasiakówna, Piotr Skiba, Ewa Skibińska, Adam Szczyszczaj, Andrzej Szeremeta, Wojciech Ziemiański, Marta Zięba, Ewelina Żak.  Mise en scène adaptation, scénographie, lumière Krystian Lupa, costumes Piotr Skiba, musique Bogumił Misala, vidéo, collaboration à la lumière Bartosz Nalazek.

Théâtre de l’Odeon, sept. 2018

La victoire  du parti Droit et Justice(PiS)  en 2015 en Pologne s’est, entre autres, soldée par la tentative de mise au pas du Teatr Polski de Wroclaw brutalement  passé sous la coupe d’un nouveau directeur à la solde du pouvoir. Confronté aux obstacles qui n’ont cessé d’en différer la réalisation, ce Procès d’après Kafka n’a pu voir le jour qu’en juin 2018 au Printemps des Comédiens de Montpellier. Repris pour une dizaine de représentations à l’Odéon, il entame aujourd’hui  sa tournée européenne (Paris, Lille, Mulhouse, Dresde, Athènes…)

Pleinement engagé aux côtés de ses compagnons de travail  et des dissidents polonais, Kristian Lupa sait quelle ambiguïté s’attache à la notion d’artiste engagé.  Selon lui, l’art ne saurait se contenter de se mettre au service d’une cause. Loin de se tenir pour autant en retrait, il entend faire de son engagement une expérience singulière et radicale : s’engager, c’est prendre le risque d’affronter l’inexprimable, l’informe.  C’est ce qui fait l’intérêt de Kafka, de Broch ou de Bernhardt : de telles œuvres nous engagent à avancer nu et désarmé, sans certitude ni boussole, sur des voies non balisées, comme à la rencontre d’un monstre sans nom ni visage; Minotaure anonyme et invisible terré au fond du labyrinthe. Sbires et représentants désignés du pouvoir n’en sont que les organes. Ce rapport à l’innommé fait que l’errance et l’aveuglement  de  Josef K. sont aussi les nôtres.

Adaptant le  Procès, Kristian Lupa et ses comédiens n’ont pas tenté de prêter après coup à cette œuvre restée en souffrance, quelque cohérence factice.  Soustraite au temps homogène et continu d’une action et d’une  histoire, ils  en ont parcouru les méandres, exploré  les vides et les marges sans prétendre   la sauver de sa nature de palimpseste voué au feu selon le témoignage de Max Brod. « Exécuteur testamentaire » plutôt qu’interprète dépositaire d’un sens achevé, Lupa à son tour,  refuse tout regard surplombant sur ce qui s’offre d’abord à lui comme un matériau brut, un magma étrange et résistant à la mise en forme dramatique.

La ligne rouge luminescente qui  cerne le cadre  délimite les variations de  l’espace de jeu. Il est le seuil des changements perceptifs qui se succèdent ou se télescopent. De hautes cimaises sales et poussiéreuses décrivent un lieu indéterminé, modulable au gré de transparents et de projections filmées qui  font alterner gros plans, surimpressions et profondeur de champ. Parcouru de bruits, de traits musicaux, d’interjections grommelées directement par le metteur en scène, cet espace se transforme en champ de forces, d’intensités variables.  Lupa  le parsème d’indices muets qu’il affecte insensiblement d’un coefficient d’étrangeté. Ainsi, à l’instar des énigmatiques collections de chaussures et de chemises exhibées au début de Place des Héros de Thomas Bernhardt, ce sont ici  les piles de collants féminins que Mme Grubach, la logeuse, plie soigneusement, tandis qu’en proie à une distraction teintée d’une vague rêverie érotique, les mains de K. s’y égarent, en éprouvent la texture et l’élasticité. L’indifférence, semble le mode privilégié du rapport des deux protagonistes au monde et aux enjeux du moment : un poste de télévision diffuse un débat auquel ni K. ni Mme Grubach ne semblent prêter attention. On croit comprendre qu’il y est question de services secrets et de la machine bureaucratique à l’œuvre dans les sociétés totalitaires. Quant-au procès fait à K, il est à peine évoqué en passant, au titre d’un incident ou d’un malentendu  sans conséquence.

Comme régie par la syntaxe du rêve, la représentation semble opérer par condensations, déplacements, glissements, initiatives incongrues: la chambre de K. parait contiguë au greffe et au tribunal mêmes ; les étranges sbires qui s’introduisent chez lui comme en pays conquis pour lui signifier sa mise en accusation  font main basse sur son petit déjeuner. Tout semble placé sous le signe de l’équivoque et de l’indécidable.  Quasiment dénué  des signes et attributs de la Justice officielle, le  prétoire où K. est appelé à comparaitre s’apparente au lieu gris, sale et sans relief du début.  Public et prévenus y prennent place sur  quelques rangées de chaises de bistrot. Hébétés ou goguenards, ils  saluent par des rires et des sarcasmes le plaidoyer de K. Le juge d’instruction armé d’un lourd marteau d’acier  tente de rétablir le calme en laminant furieusement sa table dont il fait  voler les copeaux.  Sous l’emprise d’un personnage dont les pouvoirs diaboliques s’associent à sa prétendue qualité d’étudiant en droit, la femme de l’huissier du tribunal se livre publiquement à la fornication. Dans les livres abandonnés sur la table du juge où la femme l’autorisera à jeter un œil, K. ne découvrira qu’une gravure pornographique…

Ce lieu où la crasse le dispute à la trivialité est peuplé d’individus  louches, suspects ou déchus ; de ceux que Tadeusz Kantor (que Kristian Lupa compte au nombre de ses maîtres) désignait  comme relevant « du rang le plus bas ». Cette bassesse généralisée contamine le héros lui-même et nous assistons à la chute inexorable dans l’indignité de Josef K., principal fondé de pouvoir d’une  grande banque. Chaque nouvelle étape de cette déchéance est frappée au coin du grotesque et de l’absurde.  Nouveau Thésée, nulle Ariane ne le guide jusqu’au « monstre » qu’il lui faut affronter seul. Ni l’attrait érotique de Leni, ni les avances de la jeune femme du greffe, ne lui sont d’aucun secours. Nulle alliance, nulle complicité apparente  n’échappe à l’ambiguïté. Même toute l’énergie déployée par  la tante Albertine ne le conduit  qu’au chevet d’un avocat grabataire qui déclare forfait.

Cette première partie  s’achève sur ce qui pourrait être un salut final avorté. Devant nous s’alignent les mêmes acteurs du Nowy Teatr  qui  manifestaient sur les marches du théâtre de Wroclaw, la bouche scellée d’un sparadrap noir.  Ce salut  suscite quelques applaudissements qui retombent aussitôt  avec la courte séquence filmée qui suit. L’irrationalité du pouvoir exhibe alors sa face hideuse et mortifère : dans une clairière, les salves d’un peloton d’exécution  fauchent les pauvres artistes condamnés sur on ne sait quel motif…

le procès

La deuxième partie nous conduit alors à l’étrange dortoir où la somnolence gagne les interprètes épuisés par une de ces longues séances d’improvisation où Lupa sait que la conscience et la volonté de maîtrise se relâchent. Elles  font bientôt  place à l’attention flottante que réclament les représentations de l’inconscient. Kafka en frac noir apparaît. Il a relégué son double dans la prostration muette de  l’insecte de la Métamorphose. Réduit à l’état de  déchet, de vermine ses longs membres se rétractent peu à peu sur le grabat où il git en sous-vêtements. De cette scène somnambulique, surgissent peu à peu les fantômes des principaux protagonistes d’une scène réellement vécue que Kafka a intitulée: « le tribunal à l’hôtel »: la rencontre de juillet 1914 à l’Askanischer Hof de Berlin. C’est là que, devant témoins (Max Brod et Greta Bloch), Felice Bauer a dressé, au terme de fiançailles deux fois rompues, l’acte d’accusation de Franz. Mais cette scène, Lupa et ses comédiens ne tentent pas d’en restituer la  lettre. Ils en  créent l’équivalent onirique, le laissent surgir de façon discontinue, comme par réminiscences, par effluves .  L’improvisation, la semi conscience laissent remonter les bribes de ce  procès rythmé de silences et de pulsations du temps. Dans sa forme rêvée,  cette séquence excédentaire constitue par elle-même une œuvre inédite ; la scène apocryphe où émerge, de manière spasmodique la partie centrale et  jamais rédigée du roman.  

La troisième partie nous introduit dans l’immense  cathédrale quasi déserte où l’abbé qui se déclare aumônier des prisons rapporte la parabole de « l’homme de la campagne » parvenu devant la « Porte de la Loi ». L’atermoiement infini   qui fait la scansion particulière du Procès rejoint alors le paradoxe mortel de l’existence même de Kafka.  Nous ne verrons pas cependant l’atroce assassinat de K. Une voix nous dit seulement : « Vous connaissez la suite… » Ces derniers mots ne viennent pas sceller quelque connivence « culturelle » séparant connaisseurs et non connaisseurs de Kafka. Oui, nous connaissons la suite ; elle est déjà là depuis le début, comme inhérente à la structure même de ce spectacle, à sa temporalité éclatée, à sa chair même.

La lumière qui remonte soudain nous laisse d’abord abasourdis, comme sonnés. Le bref silence qui  précède la longue ovation qui salue Krystian Lupa et l’excellente troupe du Nowy Teatr est de ceux où chacun reprend souffle et courage face à un monde soudain rendu terriblement poreux au mal et à la bêtise.

C. D.

Une réflexion sur “L’antre du monstre. Le Procès d’après Franz Kafka. Mise en scène Kristian Lupa

  1. Merci Christian pour cette profonde analyse d’une représentation extraordinairement troublante, déchirante et comique, aussi, des mystères de Kafka.

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