Pauvreté, Richesse, Homme et Bête De Hans Henny Jahn

© Hervé Bellamy

Traduction Huguette Duvoisin et René Radrizzani. Mise en scène Pascal Kirsch, scénographie et costumes Marguerite Bordat assistée d’Anaïs Heureau, création lumière Pascal Villmen et Eric Corlay, régie lumière Lucie Delorme, création vidéo Sophie Laloy assistée de Mathieu Kauffmann, régie son et vidéo Pierre-Damien Crosson,régie générale Anaïs Heureaux, musique Richard Comte.

Avec Julien Bouquet, Mattias De Gail, Raphaëlle Gitlis, Vincent Guédon, Loïc Le Roux, Marina Keltchewsky, Élios Noël, Florence Valéro et François Tizon.

« Peu à peu, nous nous sommes appropriés l’amour»

                H.H. Jahn

« Ah qui viendra nous délivrer

de la naissance et de la mort

par quoi tout crime est justifié ?

Laissez-moi aimer sans détruire

le  tendre museau des bêtes… »

                Jean Tardieu

Un agencement de simples tables de bois évoque tour à tour un intérieur paysan et les promontoires et abîmes d’un vaste paysage de glacier enneigé dont un diorama offre l’image en réduction. De petites fermes perchées surplombent une route qui suit la vallée jusqu’au  clocher d’une place de village donnant sur une baie à l’ouest de la Norvège.

Outre l’inventivité du sobre dispositif scénique de Marguerite Bordat et la lumière de Pascal Villmen et Eric Corlary, il faut saluer  l’homogénéité et l’intensité de l’interprétation que  la troupe réunie par Pascal Kirsch confère à ce drame atypique né en 1933 sous la plume de l’exilé Hans Henny Jahn fuyant le nazisme .

Juchée sur une table, entre microcosme et macrocosme balayés par le vent et la neige, une narratrice (Florence Valéro)  annonce l’histoire du paysan  Manao Vinje. Ponctuée par les improvisations de Richard Comte à la guitare électrique, elle se décline en douze scènes ; douze comme les faces du cristal rouge en forme de dodécaèdre que manipule le troll Yngve (François Tizon), intermédiaire entre hommes et animaux, entre monde des vivants et monde des morts.

Manao le taiseux (Vincent Guédon), est un homme sans histoire ni destin qui, depuis la mort de son père,  entretient seul sa ferme. A peine secondé par Ole (Mattias De Gall), valet retors et paresseux, il n’a  commerce qu’avec ses bêtes qu’il aime. Ne lui prête-t-on pas d’ailleurs d’étranges rapports avec sa jument dans les flancs de laquelle une jeune fille serait envoutée ?  C’est pourquoi, lorsque, à la belle saison, il gagne  la place du  marché dans la baie, on l’évite, on le craint, on le moque : « Manao Vinje a de grands projets ! » Dans ces rudes contrées, l’existence finie de  l’individu est livrée aux sortilèges, aux superstitions  et aux infinies métamorphoses d’une nature peuplée d’hommes et d’animaux, de spectres et d’esprits dont il lui faut déchiffrer les secrètes harmonies. Dans le vieux moulin où il fait halte, Manao n’est-il pas parvenu, tel Œdipe, à la croisée des chemins ? Des voix l’interpellent, celles du troll Yngve, du suicidé par amour et de l’esprit des eaux (Julien Bouquet et Loïc Leroux ). Cette fois, c’est décidé, Manao entend bien se doter d’un destin, d’une descendance, prendre femme…

Cependant, l’élue n’est pas celle à qui son statut d’éleveur semblait le destiner : la riche  et rugueuse paysanne Anna Frönning (Raphaëlle Gitlis) éprise de lui depuis longtemps ; mais sa servante Sofia Fuur (Marina Keltchewsky),  misérable gardienne de troupeaux et fragile survivante d’une lignée de sept enfants tous mort-nés.

Secondée de son valet Gunvald  Tosse (Elios Noël) qui désire Sofia, Anna fait accuser la jeune fille du meurtre du seul enfant né de ses amours avec Manao.  Au prix du crime et du mensonge, elle multiplie les obstacles entre Sofia et Manao, tandis qu’au jeu des intérêts et du chantage, les rapports dominants-dominés s’inversent peu à peu.

Tout cela pourrait faire la matière d’un sombre drame paysan naturaliste. Ce serait sans compter avec le réalisme magique de l’admirable poème de Hans Henny Jahn qui, à la confluence du réel et de l’onirique, entremêle  tragédie et conte (ici inspiré des frères  Grimm : La Gardienne d’oies).

Le tragique, lui  se fonde sur la répétition d’une faute commise  dans le temps mythique où  destins humain et animal restaient indissociablement liés. Une fois rompue la solidarité originelle symbolisée par le couple formé par Manao  et sa jument, l’opposition de l’éleveur et du chasseur,  dont témoigne l’histoire de « la renne rouge » rapportée par Yngve anticipe celle de la  mère prolifique piégeant la femme stérile. De même que la fatalité héréditaire qui frappa la maison Fuur se perpétue avec  l’infanticide commis par Anna l’atroce assassinat par le valet Ole de la jument se redouble avec l’hémorragie interne qui consume bientôt Sofia…

Dans ce chassé-croisé de la tragédie et du conte, du réel et du fantastique, les signes de  l’humanité et de l’animalité, du fantomatique et du charnel s’échangent. Ainsi, au soir même de sa première nuit avec Manao, l’homme « à la poitrine claire », Sofia voit-elle passer l’ombre de Gunvald,  l’homme « à la poitrine sombre » qui la convoite. Le merveilleux vient cependant  infléchir le cours de la tragédie.  Ainsi, le troll dote  Manao d’un troupeau de rennes dont l’accroissement fait la soudaine prospérité du paysan. Les lents et splendides passages filmés  du cheval  blanc sacrifié relèvent du pur onirisme où la transparence se mêle à l’épaisseur charnelle de l’animal: Manao  n’est-il pas doué de ce regard qui pénètre l’intérieur des choses et des êtres et lui fait voir une jeune fille sous le chaud pelage d’une jument ?

C’est comme  surgie « de nulle part » que la narratrice  du début devient alors Jytte, la jeune danoise de seize ans qui a fui la ville et que « les traces dentelées des rennes » ont conduite, comme par magie, au chevet de Sofia. Le conte peut alors relayer encore la tragédie. De même que, plus tard, Manao célèbrera en Sofia « son odeur de naseaux qui provenait pourtant d’une âme », Jytte n’a-t-elle pas les « longues cuisses » et le « front blanc » de l’animal. « Malgré nos noms immuables, nous ne savons pas qui nous sommes. Quand on est jeune, on peut le dire » lui confie Sofia mourante.  Ainsi s’opère la transmission qui fera de la jeune étrangère, sorte de dea ex machina, la « fille cheval » dévolue à Manao. C’est à elle que reviendra de délivrer enfin le paysan de l’emprise maléfique d’Anna.

Une fois refermé sur les dépouilles de Sofia et de la jument, un mausolée de terre et de granit renoue l’alliance de l’homme et de la bête. C’est sous le signe de ces noces scellées par-delà le bien et le mal que conte et tragédie semblent alors se dissocier et  poursuivre leur cours séparément. La « réappropriation de l’amour » est exempte de ressentiment. Par delà les mots de la grâce finalement accordée et le reproche des crimes accomplis ,  l’aveu d’Anna jaillit dans un dernier souffle rauque, tandis que s’éloignent Jytte et Manao.

Il faut enfin savoir gré à Daniel Jeanneteau qui a permis la reprise à Gennevilliers de ce très beau spectacle créé il y a deux ans au Théâtre de Vitry, puis à l’Echangeur de Bagnolet. Après son passage au T2G, il sera repris entre les 13 et  16 mars à la MC2 de Grenoble, puis à l’Equinoxe de Châteauroux les 3 et 4 avril.

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